Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/138

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pelles ce soir, après les mots qui ont bouleversé mon âme jusqu’au fond, je fus aveuglé, frappé ; tout, s’embrouillait en moi ; et, sais-tu, j’étais si bouleversé que je ne croyais pas t’avoir comprise ! Je ne t’ai jamais parlé de cela, tu ne savais rien.

« Si j’avais pu, si j’avais osé parlé, je t’aurais avoué tout depuis longtemps. Mais je me taisais.

« Mais maintenant je dirai tout, afin que tu saches qui tu quittes, de quel homme tu te sépares. Sais-tu comment d’abord je t’ai comprise ? La passion m’a saisi comme le feu, elle s’est infiltrée dans mon sang comme le poison et a troublé toutes mes pensées, tous mes sentiments. J’étais enivré. J’étais comme étourdi, et à ton amour pur, miséricordieux, j’ai répondu non d’égal à égal, non comme si j’étais digne de ton amour, mais sans comprendre ni sentir. Je ne t’ai pas comprise. Je t’ai répondu comme à la femme qui, à mon point de vue, s’oubliait jusqu’à moi et non comme à celle qui voulait m’élever jusqu’à elle.

« Sais-tu de quoi je t’ai soupçonnée, ce que signifiait, s’oublier jusqu’à moi » ? Mais non, je ne t’offenserai pas par mon aveu. Je te dirai seulement que tu t’es profondément trompée sur moi ! Jamais jamais, je n’aurais pu m’élever jusqu’à toi. Je ne pouvais que te contempler dans ton amour illimité, une fois que je t’eus comprise. Mais cela n’efface pas ma faute. Ma passion rehaussée par toi n’était pas l’amour. L’amour, je ne le craignais pas. Je n’osais pas t’aimer. Dans l’amour il y a réciprocité, égalité ; et j’en étais indigne. Je ne savais pas ce qui était en moi !

« Oh ! comment te raconter cela ? comment me faire comprendre ?… D’abord je n’y croyais pas… Te rappelles-tu quand ma première émotion fut calmée, quand mon regard s’est éclairci, quand ne restait qu’un seul sentiment, le plus pur, alors mon premier mouvement fut l’étonnement, la peur, et tu te rappelles comment en sanglotant soudain je me suis jeté à tes pieds ? Te rappelles-tu comment, confuse, effrayée, les larmes aux yeux, tu me demandais ce que j’avais ? Je me taisais ; je ne pouvais pas te répondre, mais mon âme se déchirait, mon bonheur m’oppressait comme un fardeau insupportable, et mes sanglots disaient en moi : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je mérité cela, pourquoi ai-je