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rendre dans une ville d’eau de l’étranger, pour quelques semaines, dans le but unique d’entendre un célèbre violoniste qui, au dire des journaux, devait y donner trois concerts. Lui-même possédait un assez bon orchestre, à l’entretien duquel il consacrait presque tous ses revenus. Mon beau-père entra dans cet orchestre comme clarinettiste. Il avait vingt-deux ans quand il fit la connaissance d’un homme étrange.

Dans le même district vivait un comte, qui avait été jadis à la tête d’une grosse fortune, mais que ruinait la manie d’avoir un théâtre. Il lui arriva d’avoir à renvoyer, pour sa mauvaise conduite, son chef d’orchestre, d’origine italienne. Ce chef d’orchestre était, en effet, un triste individu. À peine privé de son emploi, il perdit aussitôt toute retenue ; il se mit à fréquenter les débits de la ville, à boire ; il en arriva même à mendier, et il lui devint désormais impossible de trouver à se placer dans la province. C’est avec cet homme que mon beau-père se lia d’amitié. Cette camaraderie paraissait aussi inexplicable qu’extraordinaire, car personne ne remarquait le moindre changement de conduite chez mon beau-père par suite de l’exemple de son compagnon, si bien que le propriétaire, qui d’abord lui avait défendu de fréquenter l’Italien, en était venu à fermer les yeux sur leur amitié.

Enfin, le chef d’orchestre mourut subitement. Les paysans trouvèrent, un matin, son cadavre dans un fossé, près d’un barrage. On ouvrit une enquête, dont le résultat fut que l’Italien était mort d’apoplexie.

Tout ce qu’il possédait se trouvait chez mon beau-père, qui présenta aussitôt la preuve de son droit indiscutable à l’héritage : le défunt avait laissé un papier déclarant qu’en cas de décès Efimov était son seul héritier. L’héritage se composait d’un habit noir, que le défunt conservait comme la prunelle de ses yeux, parce qu’il gardait toujours l’espoir de trouver une nouvelle place, et d’un violon, d’apparence assez ordinaire. Personne ne contesta cet héritage. Mais quelque temps après, le propriétaire recevait la visite du premier violoniste du comte porteur d’une lettre de celui-ci. Dans cette lettre, le comte, priait, suppliait Efimov de lui vendre le violon que lui avait laissé l’Italien, car il désirait vivement acquérir l’instrument pour son orchestre. Il en offrait trois mille roubles et ajoutait qu’il avait déjà envoyé chercher Egor Efimov pour conclure