Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/76

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Quand je m’éveillai, il était déjà tard ; dans ma chambre il faisait noir ; la veilleuse était éteinte, et la bonne qui se tenait toujours près de moi n’était pas là. Tout d’un coup, j’entendis les sons d’une musique lointaine. À certains moments, les sons cessaient complètement ; d’autres fois, ils s’élevaient de plus en plus distinctement, comme s’ils se rapprochaient. Je ne me rappelle pas quel sentiment me saisit, quelle idée parut tout d’un coup dans ma tête malade : je me levai du lit, et, sans savoir comment j’en trouvais la force, je m’habillai dans mes vêtements de deuil, et sortis à tâtons de la chambre. Ni dans la deuxième chambre, ni dans la suivante je ne rencontrai personne. Enfin je me trouvai dans le couloir. Les sons se rapprochaient de plus en plus. Au milieu du couloir, il y avait un escalier qui menait en bas. C’était par là que je descendais dans les grandes salles. L’escalier était brillamment éclairé. En bas quelqu’un marchait. Je me blottis dans un coin pour n’être pas vue, et aussitôt que le moment me parut propice je descendis en bas, dans le second corridor. La musique venait de la salle voisine. Là, on faisait du bruit, on parlait, comme si des milliers de personnes étaient réunies. Une des portes qui donnaient du couloir dans la salle était cachée par une énorme portière double de velours rouge. Je me glissai entre les deux portières. Mon cœur battait si fort que je me tenais à peine debout. Mais au bout de quelques minutes, surmontant enfin mon émotion, j’osai soulever un coin de la seconde portière.

Mon Dieu ! Cette énorme salle noire où j’avais si peur d’entrer brillait maintenant de milliers de feux. J’étais comme plongée dans un océan de lumière et mes yeux habitués à l’obscurité étaient aveuglés jusqu’à la douleur. L’air parfumé, comme un vent chaud, me soufflait au visage. Une foule de gens marchaient de long en large. Tous semblaient joyeux et gais. Les femmes étaient en robes si claires, si riches ! Partout je rencontrais des regards brillants de plaisir. J’étais émerveillée. Il me semblait avoir vu tout cela quelque part, autrefois, dans un rêve… Je me rappelais notre taudis, la nuit tombante, la haute fenêtre et, tout en bas, la rue avec ses réverbères, les fenêtres de la maison d’en face aux rideaux rouges, les voitures massées près du perron, le piétinement et l’ébrouement des magnifiques chevaux, le bruit, les cris, les