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Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/77

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ombres passant sur les fenêtres et la musique faible, lointaine…

Alors voilà, voilà où était le paradis ! me revint-il en tête. Voilà où je voulais aller avec mon pauvre père !… Alors ce n’était pas un rêve. J’avais vu tout cela tel que c’était, dans mes rêves, dans mes songes !… Mon imagination excitée par la maladie s’enflammait et des larmes d’un enthousiasme inexplicable coulaient de mes yeux. Je cherchai mon père. « Il doit être ici ; il est ici ! » pensais-je. Et mon cœur battait d’anxiété… La musique cessa, et un frisson parcourut toute la salle. Je regardais avidement les visages qui passaient devant moi. Je tâchais de reconnaître quelqu’un… Tout d’un coup, une émotion extraordinaire se manifesta dans la salle. J’aperçus, sur l’estrade, un grand vieillard maigre. Son visage pâle souriait. Il saluait de tous côtés. Un violon était entre ses mains. Il se fit un silence profond comme si tous ces gens retenaient leur souffle. Tous attendaient. Il prit son violon et, de l’archet, toucha les cordes. La musique commençait. Quelque chose tout d’un coup me pinça au cœur. Dans une angoisse indicible, en retenant mon souffle, j’écoutais ces sons. Quelque chose de connu résonnait à mes oreilles, quelque chose qu’il me semblait avoir entendu déjà. C’était le pressentiment de quelque chose de terrible. Enfin les sons du violon devenaient de plus en plus forts ; ils couraient plus rapides et plus aigus ; puis ce fut un sanglot, un cri, une prière, adressée à toute cette foule. Mon cœur reconnaissait de plus en plus distinctement quelque chose de connu, mais il se refusait à croire. Je serrais les dents pour ne pas crier de douleur ; je m’accrochais au rideau pour ne pas tomber… Parfois, je fermais les yeux, puis soudain je les ouvrais, espérant que c’était un rêve, que j’allais m’éveiller à un moment terrible, connu… Et je revoyais comme en rêve cette dernière nuit, j’entendais les mêmes sons. J’ouvris les yeux, je voulais me convaincre ; je regardai avidement la foule. Non, c’étaient d’autres gens, d’autres visages. Il me semblait que tous, comme moi, attendaient quelque chose, que tous, comme moi, souffraient d’une angoisse profonde, que tous voulaient crier à ces terribles sanglots pour qu’il se tussent et cessassent de torturer leur âme. Mais les gémissements et les sanglots devenaient plus plaintifs, plus prolongés. Soudain éclata le dernier cri, terrible, long, qui me secoua toute…