Aller au contenu

Page:Dourliac - Les apprentis de l'armurier, 1895.djvu/198

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
190
carême

De sa vie il n’avait mangé à sa faim, et avait l’appétit d’un enfant de quinze ans, aiguisé encore par le jeûne.

Carême remplissait les importantes fonctions de marmiton tourne-broche, à l’enseigne du Faisan doré.

Quel supplice de Tantale pour un estomac creux, un ventre vide !

Son patron, maître Thibaut, était un homme dur, avare, réduisant tous ceux qui l’entouraient, bêtes et gens, à la portion congrue ; aussi ses serviteurs, à deux pieds et à quatre pattes, le quittaient-ils invariablement, les uns pour de meilleures maisons, les autres pour un monde meilleur, s’il est un monde meilleur pour les animaux malheureux dans celui-ci…

Seul, Carême restait fidèle au poste, retenu non par la reconnaissance de l’estomac, mais par celle du cœur.

Maître Thibaut l’avait recueilli par charité, il le lui reprochait même assez durement, mais point n’en était besoin. L’humble tourne-broche avait l’âme haute, et ni les services multiples qu’il rendait journellement au rôtisseur, ni les coups qu’il en recevait souvent, ne lui semblaient payer le pain qu’il n’en recevait pas toujours.

Et résigné, patient, il tournait, tournait mélancoliquement la broche où se prélassaient chapons du Mans, canards rouennais, dindons truffés. D’autres fois, il aidait son maître à confectionner ces succulents pâtés qui faisaient la réputation du Faisan doré, et lui valaient la clientèle des nobles seigneurs de la cour du bon roi Charles, sixième du nom, lequel était censé gouverner le beau royaume de France.