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— Le cognac ! — suffoqua-t-elle. — Le cognac !

Je saisis le carafon, et j’en renversai le contenu sur les racines du palmier qui était devant la fenêtre. Puis je lui arrachai ma photographie des mains et la déchirai en mille morceaux.

— Misérable ! — lui criai-je, — si j’accomplissais mon devoir envers la société, vous ne sortiriez jamais d’ici vivante.

— Je vous aime, Austin, larmoya-t-elle.

— Oui, — m’exclamai-je. — Et vous avez aimé Charles Sadler avant moi, et combien d’autres encore avant lui ?

— Charles Sadler ! — bégaya-t-elle. — Il vous a donc parlé !… Vraiment ?… Charles Sadler !

Sa voix sortait de ses lèvres blêmes, comme le sifflement d’un serpent.

— Oui, oui, je vous connais, et les autres apprendront à vous connaître à leur tour. Abjecte créature que vous êtes ! Vous n’ignoriez pas dans quelle situation je me trouvais ; et malgré cela, vous avez eu recours à votre abominable pouvoir pour m’attirer à vos côtés. Peut-être recommencerez-vous encore, mais au moins vous pourrez vous rappeler m’avoir entendu dire que j’aime de tout mon cœur Mlle Marden, et que vous je vous déteste et vous hais. Rien que de vous voir et d’entendre le son de votre voix, cela me remplit d’horreur et de dégoût. Le seul fait de penser à vous m’inspire de la répugnance. Voilà quels sentiments j’éprouve à votre égard, et s’il vous plaît de m’attirer vers vous de nouveau comme vous l’avez fait ce soir, vous n’aurez en tout cas qu’une bien pauvre satisfaction, je pense, à vouloir faire un amoureux de celui qui vous a déclaré tout net ce qu’il pensait de vous en réalité. Vous pourrez me mettre les paroles que vous voudrez dans la bouche, mais vous ne pourrez pas faire autrement que de vous souvenir…

Je m’arrêtai, car elle avait renversé la tête en arrière et perdu connaissance. Elle ne pouvait supporter d’entendre ce que j’avais à lui dire. Quelle satisfaction pour moi de penser que, quoi qu’il arrive plus tard, elle ne pourra jamais plus se méprendre sur mes véritables sentiments à son endroit. Mais qu’adviendra-t-il dans l’avenir ? Que va-t-elle faire dorénavant. Je n’ose y penser. Oh si seulement elle pouvait me laisser tranquille ! Mais quand je songe à ce que je lui ai dit… N’importe, j’aurai toujours été le plus fort pour une fois.


11 Avril.

J’ai à peine dormi cette nuit, et je me suis senti si fatigué et si fiévreux, ce matin, que j’ai été obligé de prier Pratt-Haldane de faire mon cours à ma place. C’est la première fois que pareille chose m’arrive. Je me suis levé à midi ; mais j’ai mal à la tête, mes mains tremblent, mes nerfs sont dans un état pitoyable.

J’ai eu ce soir une visite à laquelle je ne m’attendais guère : celle de Wilson. Il revient de Londres où il a donné des conférences, lu des mémoires, organisé des réunions, démasqué un médium, dirigé une série d’expériences sur la transmission de la pensée, reçu le professeur Richet, de Paris, passé des heures à regarder dans une boule de cristal et formé quelques conclusions sur le passage de la matière à travers la matière. Tout cela, il me l’a débité d’un seul jet.

— Mais vous, — s’écria-t-il enfin, — vous n’avez pas l’air en train. Et Mlle Penclosa est tout abattue aujourd’hui. Où en sont vos expériences ?

— Je les ai abandonnées.

— Allons donc, et pourquoi ?

— Parce que le sujet m’en paraissait dangereux.

Il tira aussitôt de sa poche son gros carnet brun.

— Voilà qui est très intéressant, — dit-il. — Mais sur quoi vous basez-vous pour dire que vous le trouvez dangereux. Ayez l’obligeance de m’exposer les faits dans leur ordre chronologique avec les dates approximatives et les noms des témoins dignes de foi avec leur adresse.

— Tout d’abord — lui demandai-je, — veuillez me dire si vous avez enregistré des cas où l’hypnotiseur acquérait une influence prépondérante sur son sujet, et s’en servait dans de mauvais desseins ?

— Par douzaines, — s’écria-t-il, exultant. Le crime par suggestion…

— Ce n’est pas de la suggestion que je veux parler. J’entends une impulsion soudaine, émanant d’une personne éloignée… une impulsion irrésistible.

— L’obsession alors ! — s’exclama-t-il dans un transport de ravissement. — C’est l’état le plus rare. Nous en avons huit cas, dont cinq bien attestés. Est-ce que par hasard…

— Non, non, — répondis-je. — Bonsoir ! Vous m’excuserez, mais je ne me sens pas très bien, ce soir.

C’est ainsi que je me débarrassai enfin de lui tandis qu’il brandissait encore son crayon.

Mes tourments sont pénibles à endurer, mais j’aime encore mieux les garder pour moi seul que de donner à Wilson l’envie de m’exhiber comme une bête curieuse dans une fête. Il ne voit plus chez les autres des êtres humains. Tout pour lui représente un cas ou un phénomène. Plutôt mourir que de lui reparler jamais de cette question-là !


12 Avril.

Hier a été une journée de tranquillité bénie, et j’ai eu le bonheur de passer une nuit sans inquiétudes.

La présence de Wilson est une grande sécurité pour moi. Que peut me faire cette femme désormais ? Assurément, lorsqu’elle m’a entendu lui dire ce que j’avais à lui dire, elle a dû éprouver pour moi autant de répulsion que j’en éprouvais pour elle. Il ne se peut pas… non certes, il ne se peut pas qu’elle veuille se faire un amoureux d’un homme qui l’a insultée. Non, je crois que je n’ai plus rien à craindre de son amour… mais en pourrais-je dire autant de sa haine ? Ne serait-elle pas capable d’user du pouvoir qu’elle possède pour se venger de l’affront que je lui ai fait ? Bah, à quoi bon m’épouvanter avec des ombres ? Elle ne pensera plus à moi, je ne penserai plus à elle, et tout sera dit.


13 Avril.

Ma nervosité est tout à fait passée. Je crois vraiment que j’ai vaincu une fois pour toutes cette créature maudite, mais je dois avouer que je vis constamment dans l’attente. Elle doit être bien rétablie à présent, car j’ai entendu dire qu’on l’avait vue passer en voiture avec M. Wilson dans la grand’rue.


14 Avril.

Comme je voudrais pouvoir me sauver d’ici dès maintenant ! Je courrai rejoindre Agatha le jour même de la fermeture des cours. Je suis sans doute d’une faiblesse pitoyable, mais il est un fait certain, c’est que cette femme me met dans une anxiété terrible.

Je l’ai revue et je lui ai parlé.

C’était aussitôt après le déjeuner, et j’étais en train de fumer une cigarette dans mon cabinet lorsque j’entendis dans le corridor le pas de ma servante Murray. J’eus vaguement conscience que quelqu’un la suivait, et je m’étais à peine donné le temps de deviner qui cela pouvait être, lorsqu’un léger bruit me fit soudain bondir de mon fauteuil tout frissonnant d’appréhension. Je n’avais pas particulièrement remarqué auparavant quel genre de bruit faisait le heurt d’une béquille sur le plancher, mais tout de suite le frémissement de