Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/19

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n’avais pas d’arme sur moi, mais cette pensée ne m’arrêta pas un seul instant. De quelle arme aurais-je besoin lorsque je sentais tous mes muscles vibrer sous la force de mon exaspération. Je pris ma course à travers les rues, tellement préoccupé par ce que j’allais faire, que je n’avais que vaguement conscience des figures de connaissance que je rencontrais, et que je fis à peine attention au professeur Wilson que je croisai et qui, lui aussi, courait, mais dans la direction opposée.

À bout de souffle, mais résolu, j’arrivai à la maison du professeur et secouai la sonnette.

Une servante blême vînt m’ouvrir, et en voyant ma mine farouche, elle pâlit encore davantage.

— Conduisez-moi immédiatement auprès de Mlle Penclosa, — lui ordonnai-je.

— Monsieur, — balbutia la fille, — Mlle Penclosa est morte cette après-midi à trois heures et demie.



UN CŒUR EN LOTERIE



Bob ! — criai-je.

Pas de réponse.

— Bob !

Un rapide crescendo de ronflements terminé par un très long soupir.

— Réveille-toi, Bob !

— Ah ça qu’est-ce qu’il y a donc ? – demanda une voix endormie.

— Il va être l’heure de déjeuner, — expliquai-je.

— Zut pour le déjeuner, — bougonna l’obstiné dormeur.

— Et puis il y a une lettre. Bob, — insistai-je.

— Pourquoi diantre ne le disais-tu pas tout de suite ? Allons vite, donne-moi ça !

Obéissant à cette cordiale injonction, je m’avançai dans la chambre de mon frère et me perchai sur le bord de son lit.

— Voici, — lui dis-je, en lui tendant la lettre, — timbre indien… Tampon de Brindisi. De qui cela peut-il venir ?

— Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien, Boulotte, — me répliqua mon frère qui, après s’être frotté les yeux et avoir relevé les boucles emmêlées qui lui retombaient sur le front, se mit en devoir de rompre le cachet.

Or, s’il est une appellation qui, plus que toute autre, m’inspire un profond mépris, c’est bien celle de « Boulotte ». Une bonne de mauvais caractère, frappée sans doute du contraste que présentait mon visage rond et grave avec mes petites jambes potelées, m’avait, dans mon enfance, octroyé cet odieux, sobriquet. En réalité, je ne suis pas plus boulotte que les autres jeunes filles qui ont comme moi dix-sept ans.

Aussi, me levai-je d’un bond avec autant de dignité que de colère, et je me préparais déjà, en manière de représailles à arracher à mon frère son oreiller pour le lui jeter à la tête, lorsque je m’arrêtai soudain en voyant la mine intéressée que sa physionomie avait prise.

— Devine un peu qui nous arrive, Nelly ? — me demanda-t-il. — Un de nos plus anciens camarades.

— Comment cela ? De l’Inde ? Ce ne serait pas Jack Hawthorne, par hasard ?

— Lui-même, répondit Bob. Jack rentre en Angleterre, et il va venir passer quelque temps avec nous. Il m’écrit qu’il arrivera ici presque en même temps que sa lettre. Allons, ne danse pas comme ça. Tu vas faire tomber mes fusils ou casser quelque chose. Tiens-toi tranquille et reviens t’asseoir ici près de moi.

Bob parlait avec toute la pondération des vingt-deux étés qui avaient passé sur sa tête blonde. Je m’empressai donc de lui obéir en me calmant et en reprenant ma place sur son lit.

— Ce qu’on va s’amuser ? — m’écriai-je. — Mais… j’y songe, Bob. Quand Jack nous a quittés, c’était un gamin, et maintenant ce doit être un homme. Nous allons le trouver joliment changé.

— Dame, si tu veux aller par là, — me dit Bob, — toi aussi, tu n’étais qu’une gamine dans ce temps-là, une vilaine petite gamine avec des boucles, sur les épaules, tandis qu’à présent…

— Eh bien, quoi ?… À présent ?… demandai-je.

— Eh bien, à présent, tu n’as plus de boucles, et puis tu es beaucoup plus grande et plus vilaine.

Les frères ont une salutaire influence sur leurs sœurs. Ils sont toujours là à point nommé pour leur rappeler qu’elles ne doivent pas avoir une trop haute opinion d’elles-mêmes.

Je crois que tout le monde fut content au petit déjeuner en apprenant le prochain retour de Jack. Quand je dis « tout le monde », je veux parler de ma mère, d’Elsie et de Bob. Pour sa part, notre cousin Solomon Barker, ne le fut pas du tout, lorsque toute essoufflée et triomphante, j’annonçai la grande nouvelle. Je n’y avais jamais prêté attention jusque là, mais il faut croire que ce jeune homme était amoureux d’Elsie, et redoutait que Jack devint son rival. Sans quoi, je ne m’explique pas très bien pourquoi il aurait ainsi repoussé son assiette en déclarant qu’il avait merveilleusement déjeuné, sur un ton agressif qui donnait un démenti formel à ses paroles. Quant à Grace Maberley, l’amie d’Elsie, elle parut contente, elle aussi, mais selon son habitude, elle ne le laissa voir que très peu. Pour mon compte, j’étais si heureuse que je pensai en devenir folle. Jack et moi, nous nous étions en effet connus tout enfants, et il avait toujours été pour moi comme une espèce de frère aîné, jusqu’au jour où il était devenu « cadet » et nous avait quittés.

Combien de fois, Bob et lui étaient grimpés dans les pommiers du vieux Brown, tandis que je recevais d’en bas leur cueillette dans mon petit tablier blanc ! Je ne me rappelais guère d’aventure ou d’escapade de notre enfance où Jack n’avait pas tenu le premier rôle.

Mais maintenant, ce n’était plus Jack, c’était « le lieutenant Hawthorne » ; il avait pris part à la campagne de l’Afghanistan, et comme le disait Bob, c’était « un vrai guerrier ». Quelle apparence aurait-il ? Je ne sais trop pourquoi, mais ce mot de « guerrier » m’avait toujours fait me représenter Jack, armé de pied en cap, coiffé d’un grand casque empanaché, altéré de sang et de carnage, et frappant d’estoc et de taille avec une énorme épée. Aussi craignais-je fort qu’ayant accompli une