Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/20

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fière besogne, sa grandeur ne lui fît dédaigner nos bonnes parties d’autrefois, nos charades et tous les autres amusements qui étaient de tradition au château de Hatherley.

Cousin Sol se montra à coup sûr fort déprimé pendant les quelques jours qui suivirent. C’est à peine si l’on parvenait à le décider à faire un quatrième au tennis, et il témoignait par contre de beaucoup de goût pour la solitude et le tabac fort. Il nous arrivait de le rencontrer dans les endroits les plus imprévus, tantôt dans le petit bois tantôt sur le bord de la rivière, et dans ces occasions-là, s’il ne lui était absolument pas possible de nous éviter, il se mettait à regarder au loin, d’un œil rêveur, sans prendre garde à nos appels et à nos ombrelles agitées.

Franchement, il devenait bien malhonnête avec nous, et c’est pourquoi un beau soir, avant le dîner, me redressant de toute ma taille de cinq pieds quatre pouces et demi, je me suis mise en devoir de lui déclarer tout net ce que je pensais sur son compte.

À ce moment, cousin Sol, allongé dans un rocking-chair avec le Times devant lui, regardait distraitement le feu par dessus son journal. J’en profitai pour commencer aussitôt l’attaque.

— Il paraît que vous avez à vous plaindre de nous, monsieur Barker, — lui dis-je d’un ton poli, mais un peu hautain.

— Comment cela ? me demanda mon cousin…

— Dame, vous semblez avoir rompu toutes relations avec nous, — lui fis-je observer, puis abandonnant tout de suite ma morgue empruntée : — voyons, Sol, c’est stupide, ce que vous faites ! Qu’est-ce que vous avez donc ?

— Mais rien, Nell, je vous assure, ou du moins, rien qui mérite attention. Vous savez que c’est dans deux mois que je passe mes examens en médecine, et il faut bien que je m’y prépare.

— Oh, — m’écriai-je, toute fiévreuse d’indignation, — du moment qu’il en est ainsi, il ne me reste plus rien à dire. Évidemment si vous aimez mieux vous occuper de squelettes que de vos amis ou de nos parents, c’est votre affaire. Heureusement il y a encore d’autres jeunes gens qui cherchent à se rendre agréables, au lieu de bouder sous prétexte d’apprendre à charcuter les gens.

Et lui ayant jeté à la figure cet épitomé de la noble science chirurgicale, je me mis à redresser à grandes tapes les coussins des fauteuils.

— Ne cherchez pas à me détourner de mes études, Nell, — me dit-il, — vous savez bien que j’ai déjà été retoqué une fois. Du reste, ajouta-t-il d’un air grave, — vous aurez amplement de quoi vous amuser lorsque ce lieutenant… comment s’appelle-t-il ?… ce lieutenant Hawthorne viendra.

— En tout cas, Jack, lui, ne s’occupera pas autant que vous des momies et des squelettes, — ripostai-je.

— Est-ce que vous avez l’habitude de l’appeler toujours Jack ? — me demanda-t-il.

— Naturellement. Cela a l’air si dur de dire John.

J’avais toujours présente à l’esprit l’hypothèse que je m’étais formée à propos d’Elsie. L’idée me vint que je pourrais peut-être donner à l’affaire un tour plus engageant. Sol avait quitté sa place et s’était mis à regarder par la fenêtre ouverte, je m’approchai de lui et relevai les yeux vers sa figure d’ordinaire si pleine de bonne humeur, mais en ce moment sombre et renfrognée. En général, c’était un garçon fort timide ; néanmoins, j’espérais en le stimulant un peu, arriver à lui arracher quelques aveux.

— Vous n’êtes qu’un vilain jaloux.

— Je connais votre secret lui dis-je en payant d’audace.

— Quel secret ? interrogea-t-il en rougissant.

— Suffit. Je vous répète que je le connais, voilà tout. Mais laissez-moi vous dire une chose, — poursuivis-je en m’enhardissant encore davantage, c’est que Jack et Elsie n’ont jamais fait très bon ménage ensemble. Il y a bien plus de chances pour que Jack s’éprenne de moi plutôt que d’elle. Nous avons toujours été de grands amis, lui et moi.

Si j’avais piqué brusquement cousin Sol avec l’aiguille à tricoter que je tenais à la main, il n’aurait pas plus violemment sursauté.

— Grand Dieu ! s’exclama-t-il, et je vis ses grands yeux qui me fixaient étrangement dans la lueur déjà diffuse du crépuscule. Vous vous imaginez donc que je suis amoureux de votre sœur ?

— Mais, certainement, repartis-je avec conviction, et bien résolue à n’en pas démordre.

Jamais deux mots aussi simples n’avaient produit autant d’effet. Cousin Sol fit volte-face en poussant, un cri de stupeur, et sauta tout droit par la fenêtre. Il avait toujours de bizarres façons d’exprimer ses sentiments, mais celle-ci me parut à tel point originale que je ne songeai pas à autre chose qu’à m’en émerveiller. J’étais restée figée à la même place, les yeux fixés vers la nuit qui tombait. Au bout d’un instant, j’aperçus sur la pelouse une figure très confuse et plus étonnée encore qui me regardait.

— C’est vous que j’aime, Nelly, me dit cette figure.

Et elle disparut aussitôt, tandis que j’entendais des pas précipités qui s’éloignaient le long de l’avenue. Il n’y avait pas à dire : c’était un bien surprenant jeune homme que cousin Sol.

Les événements continuèrent de suivre leur cours habituel au château de Hatherley, en dépit de la déclaration originale que m’avait faite cousin Sol. Il ne chercha pas une seule fois à savoir quels étaient les sentiments que j’éprouvais à son égard, et pendant plusieurs jours il ne fit même pas la moindre allusion à ce qui s’était passé entre nous. Il était évidemment convaincu d’avoir fait tout ce qu’il convient de faire en pareil cas. Cependant, il lui arrivait parfois de me causer un trouble inexprimable en venant se planter en face de moi et en me dévisageant avec une fixité absolument déconcertante.

— Ne me regardez pas de cette façon-là, Sol, lui dis-je un jour. Vous me faites frémir.

— Je vous fais frémir ? Et pourquoi donc, Nell ? me demanda-t-il. Est-ce que je ne vous plais pas ?

— Oh si, vous me plaisez, repartis-je, mais si vous allez par là, l’amiral Nelson aussi me plaît ; n’empêche que je ne voudrais pas que son monument vienne me dévisager comme ça pendant une heure. Ça me met toute à l’envers.

— Qu’est-ce qui a bien pu vous mettre en tête l’amiral Nelson ? me demanda mon cousin.

— Je n’en sais rien, ma foi.

— Est-ce que je vous plais à la manière de l’amiral Nelson ?

— Oui, répondis-je, seulement davantage.

Le pauvre Sol dut se contenter de cette faible lueur d’encouragement, car à ce moment, Elsie et Mlle Maberley entrèrent avec un grand frou-frou de jupes et mirent fin à notre tête-à-tête.

Certes, j’aimais bien mon cousin. Je savais quelle nature franche se cachait sous ses dehors discrets. Mais l’idée d’avoir Sol Barker pour amoureux — Sol dont le nom même était synonyme de timidité — était invraisemblable. Pourquoi ne s’était-il pas plutôt amouraché de Grâce ou d’Elsie ? Elles auraient su, elles, se tirer d’affaire avec lui ; plus âgées que moi, elles auraient pu, soit l’encourager, soit le repousser, selon qu’elles auraient jugé le plus convenable de faire. Mais Grâce avait un commencement de flirt avec mon frère Bob, et Elsie semblait ignorer complètement ce qui se passait.

— Jack arrive par le train de deux heures, annonça