Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/30

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je réussissais à me procurer un véritable revenant moyenâgeux !

Je faillis croire qu’on m’en avait envoyé un d’avance, car en faisant le tour du fossé, ce soir-là, avant d’aller me coucher, je surpris une sombre silhouette occupée à examiner le mécanisme de ma herse et de mon pont-levis. Mais son tressaillement de surprise et sa façon précipitée de se sauver à travers les ténèbres ne tardèrent pas à me convaincre qu’elle appartenait au monde terrestre, et j’en conclus que ce devait être quelque galant admirateur d’une de mes servantes chagriné par le boueux Hellespont qui le séparait de sa belle. Quoi qu’il en soit, la silhouette disparut et ne revint pas, bien que je me fusse attardé un certain temps dans l’espoir d’exercer sur elle mes droits féodaux.

Jack Brocket tint parole. Les ombres d’un autre soir commençaient à s’épaissir aux alentours de Goresthorpe Grange, lorsque le son de la cloche extérieure et le bruit d’une voiture qui s’arrêtait, m’annoncèrent l’arrivée de M. Abrahams. Je me hâtai de descendre à sa rencontre, m’attendant à le voir escorté d’un assortiment de fantômes.

Au lieu de l’individu au teint rougeâtre et au regard mélancolique que je croyais trouver devant moi ; je m’aperçus que le marchand de spectres était un petit bonhomme replet, d’aspect robuste, ayant une paire d’yeux d’un éclat et d’une vivacité extraordinaires et une bouche constamment élargie par un ricanement bon-enfant. Je ne lui vis, en fait de marchandises, qu’un petit sac en cuir, jalousement fermé à clef et bouclé par des courroies, qui rendit un son métallique lorsqu’il, le déposa sur les dalles, en pierre de la salle.

— Comment allez-vous, monsieur ? — me demanda-t-il en me serrant la main avec la plus grande effusion. — Et Mme D’Odd, comment va-t-elle ? Et tous les autres… comment se portent-ils ?

Lorsqu’il se fut enfin pleinement assuré que nous n’étions malades ni l’un ni l’autre, M. Abrahams me permit de le conduire au premier étage, où on lui servit un repas auquel il fit beaucoup d’honneur. Quant à son mystérieux petit sac, il ne s’en sépara pas un seul instant et le mit sous sa chaise pendant le repas. Ce fut seulement quand on eut débarrassé la table et que nous restâmes seuls ensemble qu’il se mit à parler de l’affaire qui l’amenait.

— Ainsi donc, — me dit-il en tirant des bouffées d’une pipe, — vous voulez que je vous aide à installer un fantôme dans cette maison ?

Je lui répondis que c’était, précisément ce que je désirais, tout en m’étonnant en moi-même de ces yeux toujours en éveil qui continuaient à fureter tout autour de la pièce comme s’il cherchait à faire l’inventaire de ce qu’elle contenait.

— Eh bien, vous ne trouverez personne de plus qualifié que moi pour m’occuper de votre affaire. Si je vous, dis cela, — continua mon interlocuteur, — ce n’est pas pour me vanter, comprenez-vous. Tenez, voulez-vous savoir ce que j’ai dit au jeune monsieur qui m’a parlé de vous dans le bar du Chien Boiteux ? « Êtes-vous capable de faire ce que je vous demande ? » qu’il me dit. « Essayez plutôt », que je lui dis : « Mettez-nous à l’épreuve tous les deux : moi et mon sac. Faites en seulement l’essai, et vous verrez. » Je ne pouvais pas lui proposer un marché plus loyal, n’est-ce pas ?

Mon respect pour les capacités commerciales de Jack Brocket s’accrut considérablement. Il semblait, certes, avoir conduit l’affaire d’une façon merveilleuse.

— Comment ? Comment ? Vous n’allez pas me raconter que vous transportez des fantômes dans votre sac, voyons ? — me récriai-je avec méfiance.

M. Abrahams m’adressa un sourire plein de condescendance.

— Vous verrez, vous verrez, — répliqua-t-il ; — pourvu que vous me laissiez choisir mon endroit et mon heure, et pourvu que je fasse usage d’un peu de cette essence de Lucoptolycus — (ici, il sortit du gousset de son gilet une petite fiole et me la montra) — vous verrez qu’il n’y a pas de spectre qui puisse me résister. Vous les passerez en revue vous-même et vous ferez votre choix. Je ne peux pas vous proposer un marché plus loyal.

— Et à quel moment allez-vous commencer ? — lui demandai-je avec déférence.

— À une heure moins dix du matin, — me répondit Abrahams d’un ton résolu. — Il y en a qui aiment mieux minuit, mais moi, je préfère une heure moins dix parce qu’il n’y a pas tant de foule et qu’on peut choisir plus aisément le fantôme que l’on veut. Et maintenant, — poursuivit-il en se levant, — si vous voulez bien, nous allons faire le tour de vos appartements, et vous me montrerez où vous, désirez qu’il apparaisse ; parce que, vous savez, il y a des endroits qui les attirent, et il y en a d’autres dont ils ne veulent pas entendre parler…

M. Abrahams inspecta nos corridors et nos salles, d’un œil qui observait et critiquait tout, palpant les vieilles tapisseries d’un air connaisseur et se faisant à mi-voix la réflexion que « cela s’adapterait admirablement bien. » Mais ce fut seulement quand nous arrivâmes à la salle de banquet sur laquelle j’avais moi-même arrêté mon choix, que son enthousiasme parvint à son comble.

— Voilà l’endroit qu’il nous faut ! — s’exclama-t-il, en dansant, pareil lui-même à un petit gnome, autour de la table où était disposée mon argenterie. — Voilà l’endroit qu’il nous faut ; nous ne trouverons jamais de meilleur emplacement que celui-ci ! Une belle pièce… d’aspect solide et noble ; pas de ces blagues nickelées comme on en voit tant ! Voilà comment on doit faire les choses, monsieur ! À la bonne heure, au moins, ici, il y a de la place pour les faire glisser. Demandez qu’on m’apporte de l’eau-de-vie et la boîte de cigares ; moi, je vais m’asseoir ici, près du feu et exécuter les préliminaires, ce qui est plus compliqué que vous ne sauriez l’imaginer, car ces diables de fantômes se comportent parfois d’une manière épouvantable tant qu’ils ne savent pas à qui ils ont affaire. En restant ici, vous risqueriez fort d’être écharpé par eux. Laissez-moi me débrouiller tout seul avec eux, et à minuit et demie, revenez me trouver : à ce moment-là, ils seront redevenus calmes.

La requête de M. Abrahams paraissait assez raisonnable en somme. Je le laissai donc assis sur sa chaise devant le feu, les pieds sur le manteau de la cheminée, et avec, à portée de sa main, une quantité de réconfortants suffisante pour lui permettre de tenir tête à ses réfractaires visiteurs.

De la pièce au-dessous dans laquelle j’étais descendu rejoindre Mme D’Odd pour y attendre l’heure fixée, j’entendis qu’après être resté assis un certain temps, il se levait et se mettait à arpenter la salle d’un pas rapide et impatient. Nous l’entendîmes ensuite essayer la serrure de la porte, puis dans la direction de la fenêtre un gros meuble lourd sur lequel il monta, selon toute vraisemblance, car j’entendis grincer les charnières rouillées des fenêtres à petits vitraux losangés, qu’il repliait en arrière ; et je savais qu’elle était située à plusieurs pieds au-dessus de la portée du petit homme. Ma femme prétend l’avoir entendu, après cela murmurer rapidement quelques mots incompréhensibles, mais peut-être n’était-ce qu’un effet de son imagination. J’avoue que je commençai à me sentir plus impressionné que je n’aurais supposé l’être en pareille circonstance. Une sorte de crainte respectueuse s’emparait de moi à la pensée de cet homme seul, debout à la fenêtre ouverte et