Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/31

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convoquant les esprits d’outre-tombe qui flottaient dans les ténèbres du dehors. Aussi eus-je grand peine à dissimuler à Matilda l’émotion grandissante qui s’emparait de moi à mesure que je voyais l’aiguille de la pendule se rapprocher de la demie de minuit, — heure à laquelle il était convenu que j’irais retrouver mon hôte pour partager avec lui sa veillée.

Lorsque j’entrai, je le trouvai réinstallé dans sa position première, et il ne subsistait dans la salle aucun désordre susceptible de confirmer les mystérieuses allées et venues dont le bruit m’était parvenu aux oreilles à travers le plafond ; seule, sa figure joufflue était empourprée comme s’il venait de se livrer à quelque violent exercice.

— Tout va-t-il comme vous le désirez ? — lui demandai-je dès que je fus entré, en prenant un air aussi insouciant que possible, mais en jetant malgré moi un coup d’œil alentour pour voir si nous étions bien seuls.

— Je n’ai plus besoin que de votre concours pour terminer, — me répondit M. Abrahams d’une voix solennelle. — Asseyez-vous près de moi, et prenez aussi un peu de cette essence de Lucoptolycus grâce à laquelle tombent les écailles qui obscurcissent nos yeux d’humains. Quoiqu’il vous arrive de voir, ne prononcez pas une parole, ne faites pas un geste, de peur de rompre le charme.

Ses manières étaient devenues beaucoup plus douces, et la vulgarité de cockney qui le caractérisait habituellement avait tout à fait disparu. Je m’assis sur la chaise qu’il m’indiquait, et j’attendis les événements.

Mon compagnon écarta autour de nous la paille qui jonchait le sol, et, se mettant par terre, sur les genoux et sur les mains, décrivit, à l’aide d’un morceau de craie, un demi-cercle dans lequel nous étions enfermés ainsi que l’âtre. Sur le bord de ce demi-cercle il traça divers signes hiéroglyphiques qui n’étaient pas sans présenter quelque ressemblance avec ceux du Zodiaque. Ensuite il se releva et récita une longue invocation, débitée avec une telle rapidité qu’on aurait dit un seul mot gigantesque d’une langue bizarre et gutturale.

Ayant terminé cette prière, — si toutefois c’en était une — il sortit la petite fiole qu’il m’avait déjà montrée et versa dans un récipient de verre deux cuillerées à café d’un liquide clair et transparent qu’il me tendit en m’invitant à le boire.

Ce liquide avait une odeur légèrement douce, assez analogue à l’arôme de certaines espèces de pommes. J’hésitai un instant avant d’y porter mes lèvres, mais le geste impatient que fit mon compagnon acheva de vaincre ma méfiance, et j’absorbai le contenu d’un seul trait. Ce n’était pas désagréable au goût, et comme cela ne me produisit aucun effet immédiat, je me renversai dans mon fauteuil et j’attendis ce qui allait se passer.

M. Abrahams s’assit à côté de moi, et je sentis qu’il observait de temps en temps ma physionomie, tout en répétant d’autres incantations dans le genre de la première.

Une sensation de chaleur et de langueur délicieuses recommença peu à peu à s’emparer de moi, provenant sans doute, en partie du feu qui brûlait dans la cheminée et en partie d’une autre cause inexplicable. Une invincible envie de dormir m’appesantit les paupières et, dans le même instant, ma cervelle se mit à travailler avec rapidité évoquant toute une foule d’idées charmantes et ingénieuses. J’étais en proie à un tel état d’engourdissement que, tout en ayant conscience que mon compagnon me mettait la main sur la région du cœur comme pour tâter comment il battait, je ne fis aucun effort pour l’en empêcher et ne lui demandai même pas d’explication sur sa manière d’agir. Tous les objets qui se trouvaient dans la salle se mirent à tourner en une sorte de danse très lente autour de moi. La grande tête d’élan qui était à l’autre bout se mit à se balancer solennellement en avant et en arrière, tandis que les plateaux massifs qui ornaient les tables exécutaient des cotillons avec le seau à glace et le surtout. Ma tête était si lourde qu’elle retomba mollement sur ma poitrine, et j’aurais certainement perdu connaissance si je n’avais été rappelé à la réalité des choses par le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’autre extrémité de la salle.

Cette porte donnait sur l’estrade élevée qui, ainsi que je l’ai précédemment expliqué, était autrefois exclusivement réservée aux maîtres du logis. Pendant qu’elle tournait avec lenteur sur ses gonds, je me redressai sur mon fauteuil, me cramponnant aux bras et regardant, les yeux fixes et remplis d’horreur, le couloir sombre qui se trouvait au dehors. Quelque chose avançait le long de ce couloir — quelque chose d’informe et d’intangible, mais enfin quelque chose. Obscur et tout environné d’ombre, je le vis, ce quelque chose, passer sur le seuil, tandis qu’une bouffée d’air glacé s’engouffrait dans la salle, semblant me traverser de part en part et me geler le cœur. J’eus conscience d’une présence mystérieuse, puis je l’entendis parler, d’une voix semblable au gémissement d’un vent d’est à travers les pins sur les rivages d’une mer désolée.

La voix disait :

— Je suis l’invisible non-entité. J’ai des affinités multiples, et je suis excessivement subtile. Je suis électrique, magnétique et esprit. Je suis le grand pousseur de soupirs éthérés. Je tue les chiens. Mortel, veux-tu me choisir ?

Je fus sur le point de prendre la parole pour répondre ; mais il me sembla que les mots s’étranglaient dans ma gorge ; et avant que j’aie pu réussir à les exprimer, l’ombre flotta à travers la salle et disparut à l’autre bout, dans l’obscurité, tandis qu’un long soupir plein de mélancolie s’exhalait dans la pièce.

Je dirigeai à nouveau mes yeux vers la porte, et à ma grande surprise je vis une vieille femme très petite, qui s’avançait en clopinant le long du couloir et entrait dans la salle. Elle fit d’abord plusieurs pas en avant et en arrière, puis s’accroupissant au bord même du cercle marqué sur le sol, elle découvrit sa figure dont l’expression horrible et maligne me restera toujours gravée dans la mémoire. Toutes les passions malsaines semblaient avoir laissé leur empreinte sur cette physionomie repoussante.

— Ah ! ah ! — hurla-t-elle, tendant ses mains desséchées, pareilles aux serres d’un oiseau immonde. — Vous voyez qui je suis. Je suis l’infernale mégère. Je porte de la soie couleur tabac. Mes malédictions s’abattent sur les gens au moment où ils s’y attendent le moins. Walter Scott s’est montré très flatteur vis-à-vis de moi. Veux-tu que je t’appartienne, mortel ?

Je m’efforçai de secouer négativement la tête avec horreur ; ce que voyant, elle fit le geste de me frapper avec sa béquille et disparut en proférant un hurlement affreux.

Cette fois, mes yeux se reportèrent tout naturellement vers la porte, et ce fut presque sans surprise que je vis un homme de haute taille et de noble prestance faire, à son tour, son entrée. Sa figure était d’une pâleur de cire, mais surmontée de cheveux noirs qui lui retombaient en boucles dans le dos. Une courte barbe en pointe lui masquait le menton. Il était habillé, avec des vêtements peu ajustés, qui semblaient faits de satin jaune, et il avait une large collerette blanche autour du cou. Il traversa la salle à grandes enjambées lentes et majestueuses, puis se tournant vers moi, il m’adressa la parole d’une voix douce et délicieusement modulée.