Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/36

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Mais le pauvre Patron, gémissant de douleur, restait étendu dans la boue.

— Je ne peux pas, mon pauvre Ossailles, répliqua-t-il d’une voix entrecoupée. J’ai dû me démancher quelque chose, mon vieux, mais ne t’effraie pas, va ; ça se remettra. Donne-moi la main pour m’aider à me relever.

Abe se pencha avec tendresse sur son compagnon blessé. Il constata qu’il était très pâle et respirait avec peine.

— Courage, mon vieux Patron, murmura-t-il. Oh ! Oh ! mazette !

Ces deux dernières exclamations jaillirent spontanément de la bouche du brave mineur comme si quelque force irrésistible les lui avait arrachées, et la stupeur où le plongeait ce qu’il venait de voir était si grande qu’il recula de deux pas.

Là, de l’autre côté de son compagnon tombé, et à demi-masquée par les ténèbres de cette nuit terrible, se dressait une vision si délicieusement belle que jamais le pauvre Abe Durton, pendant tout le cours de sa simple existence, n’en avait rencontrée de pareille. Pour des yeux habitués, comme les siens, à ne jamais rien contempler de plus séduisant que les figures grossières et les barbes incultes des mineurs de l’Écluse, ce visage si délicat et si frais ne semblait pouvoir appartenir qu’à un angélique messager d’un monde meilleur. Il ne faut donc pas s’étonner si Abe resta pétrifié de surprise et fut saisi d’un tel émerveillement respectueux qu’il alla jusqu’à en oublier, pour le moment, son ami blessé qui gisait sur le sol.

— Oh, papa, s’écria l’apparition, avec un accent plein d’émotion, il est blessé…

Et, dans un mouvement spontané et très féminin, elle pencha son corps souple vers l’infortuné Patron Morgan.

— Tiens… mais c’est Abe Durton et son associé, s’écria tout à coup, en s’avançant, le conducteur de la voiture, qui n’était autre que M. Joshua Sinclair, l’expert des mines. En vérité, mes enfants, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Les maudites bêtes avaient pris le mors aux dents, et sans votre intervention providentielle, j’en aurais été réduit, un instant plus tard, à jeter Carrie à bas de la voiture et à m’en remettre ensuite à la grâce de Dieu. À la bonne heure, ajouta-t-il en voyant Morgan se relever. Vous n’êtes pas grièvement blessé, j’espère ?

— Oh, je vais pouvoir regagner la cabane, à présent, répondit le jeune homme en s’appuyant sur l’épaule de son associé. Mais vous, comment allez-vous conduire Mlle Sinclair chez elle ?

— Oh, nous irons bien à pied, assura la jeune fille en se secouant pour dissiper sa frayeur.

— Nous pouvons remonter en voiture et prendre la route qui longe la rive, de manière à éviter le gué, lui dit son père. Les chevaux ont l’air assez calmes à présent ; n’aie pas peur, Carrie. Et quant à vous, mes amis, j’espère que vous viendrez nous voir. Nous ne sommes pas près d’oublier le service que vous nous avez rendu.

La jeune fille ne dit rien, mais elle laissa échapper de dessous ses longs cils un petit coup d’œil modeste et reconnaissant qui impressionna vivement Abe Durton. Pour en mériter un pareil, le brave mineur n’aurait pas hésité à barrer le passage à une locomotive emballée.

On se souhaita gaiement la bonne nuit de part et d’autre, M. Sinclair fit claquer son fouet, et la voiture disparut dans les ténèbres.

— Dis donc, papa, tu m’avais raconté que ces gens-là n’étaient que des brutes, murmura Mlle Carie Sinclair, après un long silence, lorsque les silhouettes sombres des deux hommes se furent effacées dans l’obscurité, et tandis que la voiture poursuivait allègrement son chemin sur le rivage du cours d’eau tumultueux. Pour ma part, je n’en crois rien, et je les trouve même très gentils.

Et pendant tout le reste du trajet, Carrie demeura plongée dans un recueillement insolite : on aurait même dit qu’il lui en coûtait moins, à présent, d’avoir été forcée d’abandonner sa bonne amie Amelia, restée en pension à Melbourne.

Cela ne l’empêcha point, le soir même, d’écrire à cette jeune personne une longue lettre dans laquelle elle lui faisait un récit véridique et circonstancié de leur mésaventure.

« Figure-toi, ma chérie, qu’ils ont réussi à arrêter les chevaux emportés. Seulement l’un de ces deux pauvres garçons a été blessé. Oh, Amy, j’aurais voulu que tu voies l’autre, avec sa chemise rouge et son revolver à la ceinture ! Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à toi, ma petite. C’était exactement le type d’homme que tu préfères. Tu te souviens : une moustache blonde et de grands yeux bleus. Et ce qu’il m’a regardée ! Ah, pauvre moi ! Tu peux m’en croire, Amy, on ne voit jamais d’hommes de cette trempe dans Burke Street. »

Et ainsi de suite, durant quatre pages de babillage.

Pendant ce temps, le malheureux Patron, encore très ébranlé, mais solidement soutenu par son compagnon, avait réussi à regagner la cabane.

Abe le soigna selon les primitives formules en usage dans le camp, et lui banda son bras démis. Tous deux peu causeurs, ils ne firent aucune allusion à ce qui s’était passé.

Quiconque, après un voyage, serait rentré dans la bourgade de l’Écluse d’Harvey peu de temps après l’arrivée de Mlle Carrie Sinclair, aurait certainement observé des modifications importantes dans les us et coutumes de ses habitants. Provenaient-elles de l’influence civilisatrice apportée par la présence d’une femme, ou bien d’un esprit d’émulation suscité par la mise recherchée d’Abe Durton ? C’est ce qu’il serait assez difficile de décider.

Dans tous les cas, il est un fait certain, c’est que ce jeune homme manifesta subitement de tels goûts de propreté et un respect si prononcé pour la bienséance que tous ses compagnons s’en étonnèrent d’abord et le tournèrent en ridicule ensuite. Que le Patron Morgan se montrât toujours vêtu d’une façon correcte, c’est une chose que l’on était depuis longtemps habitué à considérer comme un phénomène bizarre et inexplicable, résultant de son éducation première ; mais que ce brave type bonasse et dégingandé d’Ossailles s’affublât d’une chemise propre, cela devenait une insulte directe et préméditée pour tous les citoyens crasseux de l’Écluse d’Harvey. La riposte ne se fit pas attendre : ce fut un astiquage général après les heures de travail, et il se fit une telle consommation de savon que cette denrée ne tarda pas à atteindre un prix exorbitant, et que l’on fut obligé d’en faire venir une commande du dépôt de Mc Farlane à Buckhurst.

Une autre chose encore aurait frappé notre voyageur à son retour : c’est le changement qui s’était également opéré dans les conversations.

Dès qu’un certain coquet petit chapeau encadrant une douce figure de jeune fille faisait au loin son apparition parmi les puits abandonnés et les monceaux de terre rouge qui défiguraient les flancs de la vallée, on entendait un murmure d’avertissement passer de groupe en groupe, et tout de suite, comme par un coup de baguette magique, se dissipait l’atmosphère de blasphèmes qui était celle au milieu de laquelle, j’ai le regret de le dire, on était accoutumé de vivre à l’Écluse d’Harvey. Pour ces choses-là, il n’est que le premier pas qui coûte, et il est à remarquer que longtemps après que Mlle Sinclair était passée, les propos demeuraient beaucoup moins grossiers. Ces hommes s’apercevaient que leur vocabulaire était moins restreint qu’ils ne le supposaient, et que ce n’est pas toujours les mots les plus malsonnants qui expriment le mieux ce que l’on veut dire.

On avait toujours considéré jusqu’alors Abe Dur-