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Quand il a quelque chose dans la tête, il ne l’a pas dans les pieds.

— Moi, je parierais plutôt en faveur d’Abe Durton, — opina Houlahan, un petit Irlandais barbu. — Il me paraît avoir tant de chances que je serais prêt à mettre sept contre quatre sur sa tête.

— Eh bien, mon pauvre vieux tu risquerais fort de perdre ton argent, — riposta un autre jeune mineur en riant. – Il faudra à la belle quelqu’un de plus intelligent que ce pauvre Ossailles.

— À propos, — demanda Mc Coy, — quelqu’un l’a-t-il vu aujourd’hui, Ossailles ?

— Je l’ai vu, moi, répondit le jeune mineur qui avait déjà parlé. — Il parcourait tout le campement à la recherche d’un dictionnaire… Sans doute qu’il voulait écrire une lettre.

— C’est vrai, et pour ma part, je l’ai vu en train de le lire, — ajouta Shamus. — Il est même venu me trouver tout exprès pour me dire qu’il avait d’emblée découvert quelque chose de fameux. Et il m’a fait voir un mot long comme le bras…

— Il doit-être riche à présent, ce veinard-là, — répliqua l’Irlandais.

— Dame, sûrement qu’il a dû faire son beurre. Il est propriétaire d’une centaine de pieds de la mine de Conemara, dont les actions montent de jour en jour. S’il vendait les siennes, il pourrait rentrer en Angleterre et se retirer des affaires.

— Oui, seulement il est à présumer qu’il ne voudrait pas y rentrer tout seul, dit un autre. Après tout, le vieux Joshua ne refuserait peut-être pas son consentement, du moment qu’il y a un pareil magot.

Je crois avoir déjà expliqué, au cours de ce récit, que Jim Struggles, le prospecter nomade, passait pour le plus joyeux farceur de la colonie. Ce n’est pas seulement par de simples boutades lancées à tort et à travers, mais par de réelles farces, longuement combinées et préparées à l’avance, que Jim s’était acquis cette réputation. L’aventure qui lui était arrivé le matin avait un peu ralenti le flot habituel de ses sarcasmes ; mais l’atmosphère de bonne camaraderie où il se retrouvait et les nombreuses libations auxquelles il s’adonna ne tardèrent pas à réveiller sa gaieté endormie. Depuis le départ de Ferguson, il ruminait un nouveau projet de plaisanterie qu’il s’empressa, dès qu’il eut fini de l’élaborer, de soumettre à ses compagnons toujours prêts à l’entendre.

— Dites donc, les enfants, — interrogea-t-il. — C’est quel jour, aujourd’hui.

— Le diable m’emporte si j’en sais quelque chose !

— Eh bien, je vais vous le dire, moi. C’est le premier avril. J’ai dans ma cabine un calendrier qui en fait foi.

— Eh bien ? Et après ? Quand ce serait le premier avril ? — questionnèrent plusieurs voix ?

— Eh bien, vous savez que c’est le jour où on fait les poissons d’Avril. Est-ce qu’on ne pourrait trouver une blague à faire à quelqu’un ? Est-ce qu’on ne pourrait pas profiter de ce jour-là pour se distraire un peu ? Tenez, il y a par exemple ce vieux Ossailles ; je vous parie que celui-là, on lui fera croire tout ce qu’on voudra. Si on l’envoyait chercher quelque chose qui ne se trouve nulle part. On le regarderait aller et venir et se démener… ce serait tordant, et il y aurait de quoi le blaguer pendant un mois, qu’est-ce que vous en dites ?

Il y eut un murmure d’assentiment général. Les distractions étaient si rares, à l’Écluse d’Harvey, que l’on y recueillait avec joie toute occasion de s’amuser, si piètre fût-elle, et plus elle renfermait de vulgarité, plus on l’appréciait, car il ne fallait pas demander à ces rudes mineurs de goûter des choses délicates et raffinées.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on l’envoie chercher ? — interrogèrent ceux qui faisaient cercle autour de Jim.

Pendant un instant, celui-ci se prit à réfléchir.

Tout à coup, une inspiration lui traversa la cervelle, et partant d’un gros éclat de rire, il se mit à se frotter les mains.

— Eh bien, parle, parle ! — insistèrent les autres, avides de savoir.

— Écoutez-moi bien les enfants. On pourrait se servir de Mlle Sinclair. Vous me disiez qu’Abe en était fou. D’autre part, vous estimez qu’elle ne doit pas en pincer beaucoup pour lui. Alors, supposez que nous écrivions un mot à Ossailles… un mot qu’on lui enverrait ce soir.

— Et après ? — demanda Mc Coy.

— Eh bien, on lui ferait croire que ce mot-là a été écrit par elle, comprenez-vous ? On le signerait du nom de Mlle Sinclair. On y dirait par exemple qu’elle lui donne rendez-vous pour minuit dans son jardin. Il y courra, soyez-en sûrs, persuadé qu’elle veut se faire enlever par lui. Vous pouvez m’en croire, on se tordra, mes enfants ; ce sera la plus fameuse blague de toute l’année.

Tous s’esclaffèrent à qui mieux mieux. L’idée de ce brave Ossailles rêvassant dans le jardin de sa belle, et du vieux Joshua sortant de la villa, revolver au poing, pour le reconduire poliment à la barrière, leur paraissait irrésistiblement comique. Le projet fut donc aussitôt adopté.

— Voilà un crayon et du papier, — dit le farceur qui venait de faire cette géniale trouvaille. — Qui est-ce qui se charge d’écrire la lettre ?

— Pourquoi ne l’écris-tu pas toi-même, Jim ? — s’écria Shamus.

— Soit, mais que faut-il que je mette ?

— Mets ce que tu croiras le mieux.

— Je ne sais pas trop comment elle pourrait tourner ça, — murmura Jim en se grattant la tête d’un air perplexe. — Mais ça n’a pas grande importance. Ossailles ne s’apercevra pas de la différence. Si je mettais comme ça : « Mon vieux. Viens t’en me retrouver dans le jardin ce soir, sans ça, je ne t’adresserai jamais plus la parole. »…

— Oh non, non, ça ne peut pas marcher comme cela, — protesta le jeune mineur. — Rappelle-toi que c’est une jeune fille qui a de l’éducation. Elle s’exprimait certainement d’une façon plus choisie.

— En ce cas, mon garçon, charge-toi de l’affaire, — répliqua Jim en lui tendant le crayon.

— Voici ce qu’il faudrait écrire, à mon avis, — reprit le mineur en humectant la pointe du crayon avec sa langue. — « Lorsque la lune montera dans le ciel… Et que les étoiles brilleront d’un vif éclat, viens, oh, viens, Adolphus à minuit, dans le jardin embaumé. »

— Mais il s’appelle pas Adolphus, — objecta quelqu’un.

— Possible, mais c’est bien plus poétique, vois-tu ? En poésie on n’appelle jamais les choses par leur vrai nom. D’ailleurs, sois tranquille, il devinera bien pourquoi elle a fait cela. Il ne reste plus qu’à signer : « Carrie. » Et voilà.

On se passa gravement l’épître de main en main, et tout le monde, après l’avoir lue et relue avec déférence, s’accorda à reconnaître que c’était une merveille de style. Lorsque le papier eut fait le tour complet de la société, on le plia avec soin et on le remit à un petit garçon que l’on chargea, de le porter à Abe Durton, en lui recommandant de s’esquiver tout de suite avant, que ce dernier ait pu lui poser quelque question embarrassante.

Ce ne fut que longtemps après que le messager eut disparu dans l’obscurité, qu’il s’en trouva pour manifester quelque repentir.

— Ce n’est peut-être pas bien délicat vis-à-vis de la jeune fille, ce qu’on a fait là, — dit Shamus.

— Et c’est peut-être bien un peu méchant pour Ossailles, — ajouta un autre.

Néanmoins, la majorité négligea de s’arrêter à