Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/42

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ces objections, et la nouvelle tournée de whisky qui fut versée à la ronde acheva d’étouffer les derniers scrupules qui pouvaient subsister dans l’esprit des moins vulgaires. À dire vrai, on avait même presque totalement oublié cette histoire à l’heure où Abe reçut le billet et, le cœur palpitant d’émotion, se mit en devoir de le déchiffrer à la lueur de son bout de bougie.

Cette nuit-là demeura longtemps mémorable à l’Écluse d’Harvey. Un vent capricieux et changeant soufflait des lointaines montagnes, attristant de ses gémissements et de ses plaintes les exploitations abandonnées. Des nuages sombres passaient avec rapidité devant la lune tantôt voilant d’une ombre opaque le paysage tantôt s’entr’ouvrant pour laisser passer les rayons de l’astre.

L’obscurité était complète lorsque Abe Durton sortit de sa cabine. Son associé, le Patron Morgan, n’était pas encore rentré de son voyage d’exploration à travers la brousse, en sorte que, aucun être vivant ne pouvait épier ses mouvements.

Sans doute, son âme simple et naïve s’était bien un peu étonnée que les doigts délicats de son angélique beauté eussent formé ces grands, hiéroglyphes mal assemblés, mais bast ! il y avait son nom au bas de la page et, pour lui, c’était plus qu’assez. Elle avait besoin de lui. Pourquoi ? il n’en savait rien ; mais elle avait besoin de lui : le reste importait peu. Et voilà comment ce fruste mineur, avec un cœur aussi pur et aussi héroïque que celui des chevaliers errants d’autrefois, répondit à l’appel de sa dulcinée.

Presque à tâtons, tant la nuit était sombre, il remonta le chemin abrupt et tortueux qui conduisait à la Villa des Azalées. À cinquante pas environ de l’entrée du jardin se dressait un boqueteau composé d’arbrisseaux et de buissons. Lorsqu’il l’eut atteint, Abe s’y arrêta un instant pour se recueillir. Minuit n’était pas encore sonné, et il avait encore quelques minutes à lui. À l’abri, dans l’ombre des petits arbres, il se prit à considérer la maison blanche dont les contours se dessinaient confusément devant lui.

Au bout de quelques instants, le mineur se remit à avancer sous les arbres et s’approcha de la barrière du jardin. Personne ne s’y trouvait. Il était évidemment en avance. La lune, à présent, était ressortie de derrière son rideau de nuages, et toute la campagne se trouvait éclairée comme en plein jour. Abe regarda, au delà de la villa, la route qui s’étendait comme un blanc ruban étalé sur la crête de la colline. Tout à coup, il sursauta comme s’il venait de recevoir un choc imprévu.

Ce qu’il venait de voir avait répandu sur sa figure une soudaine pâleur, car tout de suite ce fut sur la jeune fille que se reporta sa pensée.

Juste au tournant de la route, à deux cents mètres de lui tout au plus, il voyait une masse sombre et mouvante qui s’avançait, un peu masquée par l’ombre que projetait la colline. Cela ne dura qu’un instant, mais dans ce bref instant il embrassa toute la situation. Cette masse sombre, c’était une bande de cavaliers se dirigeant vers la villa ; et quels cavaliers pouvaient ainsi chevaucher sur la route à pareille heure de nuit, sinon les fameux bushrangers tant redoutés ?

Il est vrai que dans les circonstances ordinaires de la vie, Abe se montrait aussi indolent d’esprit que lourds d’allures ; mais, devant un péril imminent, il n’en allait plus de même, et il devenait au contraire remarquable pour son sang-froid et pour son esprit de décision. En s’avançant dans le jardin, il se mit à évaluer rapidement les chances qu’il avait contre lui. Il devait y avoir là, au bas mot, une demi-douzaine d’adversaires, tous intrépides et résolus. La question était de savoir s’il pourrait les tenir en respect pendant quelques instants et les empêcher de s’introduire dans la maison. Nous avons déjà signalé que l’on avait posté des sentinelles dans la principale rue de la bourgade. Abe estimait donc qu’il pourrait compter sur du renfort dix minutes après le premier coup de revolver tiré.

S’il s’était trouvé à l’intérieur de la maison, il se serait certainement chargé de résister bien plus longtemps que cela. Mais il n’y fallait pas songer : d’ici qu’il eût trouvé le temps de réveiller les dormeurs et de faire savoir qui il était, les bushrangers seraient arrivés. Il ne lui restait donc qu’un seul parti possible à prendre : tenter l’impossible pour leur barrer le passage jusqu’à ce que ses camarades fussent arrivés. Au pis aller, il montrerait toujours à Carrie que s’il ne savait pas lui faire de beaux discours, il savait du moins mourir pour elle. Cette pensée, qui lui vint pendant qu’il se glissait dans l’ombre de la maison, fut pour lui une source de plaisir. Alors, il arma son revolver.

La route que suivaient les bushrangers se terminait à une barrière en bois donnant sur la partie supérieure du jardin, de l’expert. Cette barrière était bordée de chaque côté par une haie d’acacias fort haute et s’ouvrait sur une courte allée, bordée elle aussi par deux murailles épineuses et infranchissables. Abe connaissait à fond la disposition des lieux. Un homme courageux et décidé pourrait, pensait-il, défendre ce chemin pendant quelques minutes, jusqu’à ce que les assaillants eussent réussi à se frayer un passage ailleurs et à le prendre par derrière. Dans tous les cas, c’était certes la meilleure tentative qu’il pouvait faire pour réussir. Il passa devant la porte d’entrée, mais s’abstint de rien faire pour donner l’alarme. Sinclair était un homme âgé et ne pourrait lui être que d’un bien faible secours dans un combat aussi désespéré que celui qu’il allait avoir à livrer ; d’autre part, l’apparition de lumières dans la maison mettrait en garde les bandits contre la résistance qui les attendait.

Il s’engagea dans l’étroite allée. La barrière qu’il se rappelait si bien, et qu’il s’attendait à voir, se dressa effectivement devant lui ; mais, ô stupeur ! voici que, perché sur cette barrière et balançant ses jambes avec indolence en avant et en arrière dans le vide, et scrutant avec attention la route qui se déroulait devant lui, il aperçut — devinez qui ? — M. John Morgan, celui-là même qu’il souhaitait avec tant d’ardeur voir à ses côtés.

Ils n’avaient pas le temps de s’étendre en de longues explications. À la hâte, en quelques mots, le Patron raconta que, revenant de son petit voyage, il avait rencontré les bushrangers en route pour leur ténébreuse expédition et que, le hasard lui ayant fait entendre de quel côté ils se dirigeaient, il avait réussi, grâce à ses bonnes jambes et à sa connaissance approfondie du terrain, à atteindre la Villa avant eux.

— Pas le temps de prévenir personne, conclut-il encore tout essoufflé par la course qu’il venait de faire ; il faut que nous les arrêtions nous-mêmes… Ils ne viennent pas pour de l’argent… Ils viennent pour enlever celle à qui tu fais la cour. Seulement, avant de l’avoir, mon vieux Ossailles, il faudra qu’ils nous passent sur le corps, vois-tu !

Alors, sur ces mots, prononcés d’une voix haletante, les deux amis échangèrent une vigoureuse poignée de main et un long regard sincère.

Il y avait six bandits en tout. L’un d’eux, qui paraissait en être le chef, marchait seul en tête, tandis que les autres suivaient en un seul groupe. Lorsqu’ils furent parvenus en face de la maison, ils sautèrent à bas de leurs montures, puis, sur un ordre jeté à voix basse par leur capitaine, attachèrent les animaux à un petit arbre et s’approchèrent tranquillement de la barrière.

Le Patron Morgan et Abe se tenaient tapis à l’ombre de la haie, tout au bout de l’étroit passage. Ils étaient invisibles pour les bushrangers, qui s’attendaient évidemment à ne rencontrer que peu