Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/43

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de résistance dans cette maison isolée. Lorsque, s’étant avancé, le chef se retourna pour donner un nouvel ordre à ses camarades, les deux amis reconnurent le profil sévère et la grosse moustache de Ferguson le Noir, le prétendant éconduit de Mlle Carrie Sinclair. Le brave Abe se jura aussitôt intérieurement que celui-là, du moins, ne parviendrait pas vivant jusqu’à la porte.

Le bandit s’approcha de la barrière, et il s’apprêtait à l’ouvrir lorsqu’une exclamation soudaine rompit le silence et le fit tressaillir.

— Arrière ! cria une voix sortant des buissons.

— On ne passe pas, réplique une autre voix, avec cette douceur et cette tristesse infinies qui caractérisaient celle du Patron, lorsque ce dernier avait quelque idée diabolique en tête.

Le bushranger la reconnut tout de suite. Il se souvenait d’un jour où, dans la salle de billard des « Armes de Buckhurst », il avait entendu cette même voix doucereuse, où il avait vu ce même jeune homme imperturbable s’adosser à la porte, sortir froidement de sa poche un derringer[1][2] et mettre au défi tous les escrocs qui se trouvaient là d’en franchir le seuil.

— C’est ce maudit abruti de Durton, maugréa-t-il, et son ami à figure pâle.

Les deux associés étaient bien connus à la ronde et tous deux réputés pour leur bravoure. Mais les bushrangers, de leur côté, étaient des risque-tout qui ne reculaient devant rien. Ils s’approchèrent tous en groupe de la barrière.

— Livrez-nous passage ! gronda leur chef d’une voix sourde, en s’adressant aux deux jeunes gens ; vous voyez bien que vous ne pourrez pas sauver la petite. Mieux vaut pour vous vous retirer sains et saufs pendant qu’il en est encore temps.

Les associés éclatèrent de rire.

— Eh bien, que la peste vous prenne ! En avant !

La barrière s’ouvrit avec violence, et les bandits, déchargeant leurs armes au jugé, se ruèrent comme des forcenés vers l’allée du jardin.

À l’autre bout de cette allée, parmi les buissons, les deux revolvers claquaient gaillardement dans le silence de la nuit. En raison de l’obscurité, il était cependant difficile de viser avec précision. Le deuxième bandit fit un bond prodigieux en l’air et retomba, la face contre le sol, les bras en croix, se tordant sous le clair de lune en des convulsions horribles. Le troisième reçut à la jambe une éraflure qui l’obligea à s’arrêter. Les autres, impressionnés, cessèrent eux aussi d’avancer. Après tout, s’ils avaient entrepris de ravir la jeune fille, ce n’était pas pour leur propre compte, et ils n’avaient pas beaucoup de cœur à la besogne. Sans se préoccuper si ses compagnons le suivaient, le capitaine s’élança impétueusement en hardi coquin qu’il était, mais Abe Durton lui asséna en plein visage, avec la crosse de son revolver, un coup formidable qui l’envoya rouler au milieu de ses congénères, la mâchoire en sang.

— Ne vous en allez pas encore, dit la voix dans les ténèbres.

Mais ils n’étaient pas tentés de partir tout de suite, sachant bien qu’il faudrait encore quelques minutes avant que l’Écluse d’Harvey s’ameutât et accourût à la rescousse. Pour peu qu’ils parvinssent à se rendre maîtres des défenseurs, ils auraient encore le temps d’enfoncer la porte.

Or, il advint justement ce que Abe appréhendait le plus.

Ferguson le Noir connaissait le terrain aussi bien que lui. Il se mit à courir avec rapidité le long de la haie, en faisant signe à ses complices de l’imiter, et tous les cinq la traversèrent à un endroit où elle était interrompue par un semblant de brèche. Les deux amis s’entre-regardèrent. Leur flanc était tourné. Alors ils se dressèrent, en hommes qui ont conscience de leur destinée et qui n’ont pas peur de lui faire face.

Il y eut, dans la lumière argentée de la lune, une mêlée fantastique de silhouettes noires, et, tout à coup, une clameur poussée par des voix bien connues retentit dans la nuit. Les farceurs de l’Écluse d’Harvey, qui arrivaient pour jouir de la surprise du naïf Ossailles, venaient d’avoir eux-mêmes une surprise d’un bien autre genre. À leur grande joie, les associés virent surgir auprès d’eux tout un groupe de figures amies : Shamus, Struggles, Mc Coy. Il s’ensuivit un corps à corps terrible, d’où jaillirent des traits de feu, d’où partirent des jurons farouches, d’où s’éleva un nuage de fumée âcre, et quand tout cela se fut enfin apaisé, il ne restait plus dans le jardin qu’un seul bandit debout qui fuyait à toutes jambes pour chercher un refuge derrière la haie saccagée. Aucun cri de triomphe ne partit cependant de la bouche des vainqueurs ; au contraire, un étrange silence pesait sur eux, d’où monta bientôt un murmure attristé, car là, étendu en travers de ce seuil pour la défense duquel il avait si vaillamment combattu, gisait le malheureux Abe, Abe le loyal et le simple de cœur, tout pantelant, la poitrine traversée par une balle.

Ses compagnons, avec des mouvements que leur tendresse s’efforçait de rendre moins rudes que d’habitude, le transportèrent à l’intérieur de la Villa. Plus d’un parmi eux aurait, je crois, volontiers accepté une blessure comme la sienne s’ils avaient pu avoir en échange l’amour de cette blanche jeune fille qui, maintenant, se penchait sur son lit ensanglanté et lui murmurait à l’oreille des paroles si douces et si affectueuses. Lorsqu’elle parla, le son de sa voix parut le faire peu à peu sortir de sa torpeur. Il ouvrit ses yeux bleus pleins de rêve et regarda autour de lui, puis les fixa sur le visage de celle qu’il aimait.

— Fichu, murmura-t-il ; pardon, Carrie, morib…

Et, avec un pâle sourire aux lèvres, il retomba sur l’oreiller.

Néanmoins, Abe, pour une fois, ne tint pas parole. Sa robuste constitution reprit le dessus et le fit triompher de cette blessure qui aurait pu être fatale pour un homme plus faible que lui. Dut-il son salut à l’air embaumé des pins qui entrait dans sa chambre après avoir traversé des milliers de miles de forêts, ou bien à la délicieuse petite infirmière qui le soignait si tendrement ? Je ne saurais le préciser, mais ce qu’il y a de certain, c’est que moins de deux mois plus tard nous apprîmes qu’il avait vendu ses actions de la mine de Conemara et qu’il avait quitté pour toujours l’Écluse d’Harvey et sa petite cahute sur le haut de la colline.

J’ai eu l’avantage, peu de temps après, de lire un extrait d’une lettre écrite par une jeune personne appelée Amelia, à laquelle nous avons déjà fait allusion en passant, au cours de notre récit. Nous avons commis une première fois l’indiscrétion de lire une épître féminine ; nous aurons donc moins de scrupules à le faire une seconde.

« J’étais demoiselle d’honneur », raconte-t-elle, « et Carrie était charmante » (souligné) « avec son voile et ses fleurs d’oranger. Quel homme que son mari ! Figure-toi qu’il est deux fois grand comme ton Jack ! Et il fallait voir, comme il était drôle, comme il rougissait, comme il était troublé… à tel point qu’il en a laissé tomber son livre de prières. Quand on lui a posé la question sacramentelle, il a répondu par un : « Oui ! » si formidable qu’on l’aurait entendu de l’autre bout de George Street. Son garçon d’honneur était délicieux » (souligné deux fois) « si calme, si correct, si homme du monde. Il est trop gentil à mon avis pour vivre au milieu de tous ces gens grossiers. »

Il est fort possible qu’avec le temps Mlle Amelia


  1. Revolver américain de fort calibre.
  2. [sic] Un derringer est au contraire une petite arme.