Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/8

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C’était son enthousiasme lorsque j’arrive, son abattement lorsque je m’en vais, son désir de me voir plus fréquemment ; l’expression de ses yeux et le ton sa voix. J’ai cherché d’abord à me persuader que tout cela ne signifiait rien, et qu’il fallait simplement imputer ces particularités à l’exubérance de son caractère créole. Mais hier soir, en me réveillant de mon sommeil hypnotique, je lui ai tendu la main d’un geste inconscient et involontaire, et j’ai serré la sienne. Quand j’ai repris tout à fait connaissance, nous étions assis en face l’un de l’autre, les doigts enlacés, et elle me regardait avec un sourire plein d’expectative. Et ce qu’il y a d’horrible, c’est que j’étais tenté de lui adresser les paroles qu’elle attendait de moi. Quel misérable hypocrite j’aurais été ! Comme je me serais méprisé aujourd’hui si je n’avais pas su résister à l’impulsion de cet instant-là ! Mais Dieu merci, j’ai eu suffisamment d’énergie pour me lever d’un bond et m’enfuir aussitôt. J’ai été malhonnête, je le crains, mais je ne pouvais pas… Non, je ne pouvais pas me fier à moi-même une seconde de plus. Moi, un galant homme, un homme d’honneur, fiancé à une jeune fille des plus charmantes… dire que dans un moment de passion irraisonnée, j’ai failli professer de l’amour pour cette femme que je connais à peine, qui est beaucoup plus âgée que moi et par dessus le marché infirme ! C’est monstrueux… c’est odieux… et pourtant, l’impulsion était si forte que si j’étais seulement resté une minute de plus en sa présence, je me serais compromis. À quoi faut-il attribuer cela ? Je suis chargé d’enseigner aux autres les fonctions de notre organisme, mais au fond qu’est-ce que j’en connais moi-même ? Est-ce le déclenchement de quelque ressort secret de ma nature qui s’est subitement produit ? Est-ce le réveil brusque d’un instinct brutal et primitif ? Je serais presque enclin à croire aux histoires d’obsession, de hantise, de mauvais esprits, tant le sentiment que j’ai éprouvé était irrésistible.

Cet incident me met décidément en très fâcheuse posture. D’un côté, il m’en coûterait beaucoup de renoncer à des expériences que j’ai déjà poussées si loin et qui promettent les plus brillants résultats. D’un autre côté, si cette malheureuse femme s’est prise de passion pour moi… mais sûrement, même à présent, je dois commettre quelque grossière erreur. Elle ? À son âge et avec son infirmité ? Allons donc ! ce n’est pas possible. Et d’ailleurs, elle savait quel lien m’unissait déjà à Agatha. Elle ne pouvait s’illusionner en aucune manière sur ma situation. Si elle m’a souri, c’est peut-être que cela l’a amusée de voir que, tout étourdi encore de la léthargie dont je sortais, je lui prenais la main sans m’en apercevoir. C’est précisément parce que l’influence magnétique persistait en moi que je l’ai interprétée de cette façon, et que je lui ai cédé avec une rapidité si bestiale. Je voudrais pouvoir acquérir la certitude qu’il en a été réellement ainsi. Somme toute, le parti le plus sage est probablement de remettre la suite de nos expériences au moment où Wilson reviendra. J’ai donc écrit un mot à Mlle Penclosa sans faire aucune allusion à ce qui s’est passé hier soir, mais en lui disant qu’un travail pressé m’obligeait à interrompre nos séances pendant quelques jours. Elle m’a répondu d’une manière un peu cérémonieuse pour m’informer que, dans le cas où je viendrais à changer d’avis, je la trouverais chez elle à l’heure habituelle.


10 heures du soir.

En vérité, en vérité, quel homme de paille je fais !… Depuis quelque temps j’apprends à me mieux connaître, et à mesure que je me connais davantage, je perds de plus en plus de mon estime pour moi-même. Non, non, c’est inadmissible : je n’ai pas toujours été aussi faible que cela. À quatre heures j’aurais souri avec dédain si quelqu’un était venu me dire que j’irais ce soir chez Mlle Penclosa ; et malgré cela, à huit heures, j’étais à la porte de Wilson, comme de coutume. Je ne sais comment cela s’est fait. La force de l’habitude, comme il y a la passion de l’opium, et je suis victime de cette passion-là. Toujours est-il que, pendant que j’étais en train d’écrire dans mon cabinet, je suis devenu de plus en plus agité. Je m’impatientais, je m’énervais. Je n’arrivais pas à concentrer mon attention sur ce que je faisais, et puis finalement, presque sans avoir eu le temps de m’en rendre compte, j’ai saisi mon chapeau, et j’ai couru à mon rendez-vous habituel.

Notre soirée fut des plus intéressantes. Mme Wilson est restée constamment avec nous, ce qui eut l’heureux effet d’obvier à la gêne que l’un de nous deux au moins n’aurait pas manqué autrement de ressentir. Mlle Penclosa se montra en tout point telle que d’ordinaire et ne témoigna aucune surprise de me voir en dépit de ce que je lui avais écrit. Rien dans son attitude ne m’a permis de supposer que l’incident d’hier lui avait laissé une impression quelconque ; aussi j’incline à croire que je me l’étais très exagéré.


6 Avril (dans la soirée).

Non, non, je ne me l’étais pas exagéré. Il est inutile que je cherche à me dissimuler davantage que cette femme s’est prise de passion pour moi ! C’est monstrueux, mais c’est ainsi. Ce soir encore, en sortant de mon sommeil hypnotique, j’ai constaté que j’avais ma main dans la sienne, et j’ai éprouvé, pour la seconde fois, cet odieux sentiment qui m’incite à répudier mon honneur, ma carrière — tout, en un mot, — pour aller vers cette créature qui, je m’en rends très bien compte lorsque je ne suis pas soumis à son influence, ne possède absolument aucun charme. Mais quand je suis près d’elle, je ne raisonne plus de la même façon, et elle a le don d’éveiller en moi quelque chose — quelque chose de malsain — quelque chose à quoi je préférerais ne pas penser. De plus, elle réussit à paralyser ce qu’il y a de meilleur en moi, dans le même temps qu’elle y stimule ce qu’il y a de plus mauvais. Décidément, sa compagnie exerce sur moi une influence néfaste.

Hier soir, ce fut encore pis que précédemment. Au lieu de me sauver comme je l’avais fait l’autre fois, je suis bel et bien resté pendant un certain temps encore avec elle tandis qu’elle me tenait la main, et nous nous sommes entretenus des questions les plus intimes. Nous avons parlé, entre autre, d’Agatha. Où diantre avais-je donc la tête ? Mlle Penclosa m’a dit qu’elle était vieux-jeu, et je lui ai répondu que je partageais son avis. Elle m’a parlé d’elle à une ou d’eux reprises sur un ton méprisant, et je n’ai pas protesté. De quelle abjection ai-je fait preuve mon Dieu !

Si faible que j’aie pu me montrer, il me reste cependant assez d’énergie encore pour mettre un terme à ces choses-là. Je ne veux pas que pareille scène se renouvelle à l’avenir, et elle ne se renouvellera pas, j’ai assez de bon sens pour fuir lorsque je ne peux combattre. À partir d’aujourd’hui dimanche, je ne retournerai jamais plus voir Mlle Penclosa. Non, jamais ! Tant pis pour les expériences, tant pis pour mes recherches qui n’aboutiront pas ! J’aimerais mieux n’importe quoi plutôt que d’affronter à nouveau la monstrueuse tentation qui me rabaisse à ce point. Je n’ai rien dit à Mlle Penclosa ; je me contente simplement de m’abstenir de retourner près d’elle. Elle en devinera la raison.


7 Avril.

J’ai tenu ma promesse. C’est dommage d’abandonner