Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/74

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avait plus de contact entre l’un et l’autre. Sous nos yeux s’allongeaient la plaine au bout de laquelle nous attendaient nos canots, et, plus loin, par delà l’horizon de brume violette, la rivière, au bout de laquelle nous attendait la civilisation. Mais entre tout cela et nous, le lien était rompu. Le génie humain ne pouvait plus nous fournir un moyen de rétablir par-dessus le gouffre un chemin entre nos vies passées et nous-mêmes. Une seconde avait suffi à bouleverser les conditions de notre existence.

C’est dans un moment pareil que je jugeai vraiment de quelle étoffe étaient faits mes trois camarades. Graves, sans doute, et pensifs, ils gardaient une sérénité invincible. Nous ne pouvions faire mieux qu’attendre patiemment, assis dans la broussaille, l’arrivée de Zambo à la pointe de l’aiguille. Enfin, son honnête figure d’hercule noir émergea d’entre les rocs.

— À présent, dit-il, parlez, que voulez-vous que je fasse ?

Mais répondre à cette question n’était pas commode. Zambo représentait notre suprême attache avec le monde extérieur. Nous ne devions à aucun prix le laisser s’en aller.

— Non, non ! cria-t-il, je ne vous quitte pas. Toujours et malgré tout, vous me retrouverez ici. Mais impossible de retenir les Indiens. Ils disent déjà trop de choses. Curipiri habite là-haut. Ils veulent partir. Permettez que je leur rende la liberté.

C’est un fait que, dans les derniers temps, les Indiens avaient donné des signes de lassitude et d’impatience. Zambo avait raison, il ne parviendrait pas à les retenir.

— Qu’ils attendent jusqu’à demain, Zambo, répondis-je. J’aurai à leur confier une lettre.

— Très bien, massa ! Je vous promets qu’ils attendront jusqu’à demain. Mais, pour l’instant, que dois-je faire ?

Il avait, pour l’instant, fort à faire, et il s’acquitta, de tout à merveille. D’abord, il dénoua la corde fixée au tronçon du hêtre, et il nous en lança une extrémité ; elle était de peu de grosseur, mais très forte, et, si nous ne pouvions songer à l’utiliser comme va-et-vient, nous en apprécierions la valeur dans une ascension. Il assujettit ensuite à l’autre extrémité le ballot de provisions que lord Roxton avait fait monter au sommet de l’aiguille, et nous le tirâmes à nous : si nous ne trouvions pas de nourriture sur le plateau, ceci nous assurait tout au moins une semaine de vivres. Enfin, il descendit chercher deux autres paquets qui contenaient toutes sortes d’articles, notamment des munitions, qu’il remonta et que nous halâmes avec la corde. Le soir tombait quand il redescendit pour la dernière fois, en nous renouvelant la promesse de retenir les Indiens jusqu’au matin.

Cette première nuit sur le plateau, je l’ai donc passée à écrire ceci, maigrement éclairé par la bougie d’une lanterne.

Nous dressâmes le camp et nous soupâmes au bord même de la falaise. Deux bouteilles d’Apollinaris retirées de nos caisses nous offrirent de quoi étancher notre soif. Il était indispensable que nous trouvions de l’eau ; mais sans doute lord Roxton lui-même pensait que nous avions eu, pour un seul jour, assez d’aventures, car aucun de nous ne se sentait en humeur de pousser plus avant. Nous crûmes devoir, par prudence, nous abstenir d’allumer du feu et de faire du bruit.

Demain, ou plus justement aujourd’hui, car l’aube me voit encore penché sur mes feuillets, nous commencerons à reconnaître cet étrange pays. J’ignore si je pourrai de nouveau vous écrire, et quand. Nos Indiens n’ont pas quitté leur place. Le fidèle Zambo ne manquera pas, dans un instant, de venir prendre cette lettre. Vous arrivera-t-elle jamais ?

P.-S. — Plus j’y songe, plus notre situation me paraît sans issue. Je ne vois aucune chance de retour. S’il y avait au bord du plateau un arbre assez élevé, nous pourrions le lancer sur le précipice ; mais il n’y en a pas un à cinquante yards. En rassemblant nos forces, nous n’arriverions pas à traîner un tronc qui servît notre dessein. Bien entendu, la corde est trop courte pour nous permettre de descendre. Oui, notre situation est désespérée, désespérée !


CHAPITRE X
« De l’extraordinaire ! »


Encore et toujours de l’extraordinaire ! Je ne possède en fait de papier que cinq vieux calepins, et en fait de porte-plume que mon stylographe ; mais tant que je pourrai bouger la main je continuerai de noter nos impressions et nos aventures. Puisque en effet nous sommes seuls entre tous les hommes à voir ce que nous voyons, il importe grandement que je ne laisse pas aux choses le temps de se déformer dans mon souvenir ; sans compter que la malchance qui nous harcèle aura