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CHAPITRE XI
« Le mérite de l’entreprise »


Lord Roxton avait raison de craindre que la morsure des immondes bêtes ne laissât après elle quelque venin spécial ; car le lendemain de notre première aventure sur le plateau Summerlee et moi souffrions de la fièvre, et Challenger avait le genou si endolori qu’il ne marchait qu’en boitant. Nous passâmes donc tout le jour au camp, aidant tant bien que mal lord Roxton à exhausser et renforcer la barrière épineuse qui nous protégeait seule contre le dehors. Je me souviens que malgré moi je ne pouvais me distraire de l’idée que nous étions observés : d’où et par qui, je n’aurais su le dire.

Cette impression était si tenace que je finis par en faire part à Challenger, qui la mit sur le compte de l’excitation cérébrale produite par la fièvre. À chaque instant, je regardais vivement autour de moi, convaincu que j’allais voir quelque chose, et ne voyant rien que le noir fouillis de notre haie ou l’ombre majestueuse des grands arbres qui arrondissaient leur voûte au-dessus de nos têtes. Mais le sentiment ne cessait pas de croître en moi d’une présence invisible, sournoise, hostile. Me remémorant la croyance des Indiens à Curupiri, j’aurais cru volontiers que le terrible esprit des bois hantait ceux qui profanaient sa lointaine retraite.

Cette nuit-là, troisième de notre séjour dans la Terre de Maple White, il se produisit un fait qui nous impressionna beaucoup et nous emplit de reconnaissance pour tout le mal que s’était donné lord Roxton dans l’intérêt de notre sécurité. Nous dormions autour de notre feu qui se mourait quand nous fûmes éveillés, ou, plutôt, arrachés au sommeil, par des cris qui semblaient venir de quelque cent yards, et qui étaient les plus perçants, les plus effrayants que j’eusse jamais entendus. Je ne sais pas de bruit que je puisse leur comparer. Ils déchiraient l’ouïe comme un sifflet de locomotive ; mais tandis qu’un sifflet de locomotive est clair, mécanique, coupant, ces cris, plus profonds, plus larges, vibraient d’une angoisse et d’une horreur infinies. Nous nous bouchâmes les oreilles pour échapper à ce concert de détresse qui nous ébranlait les nerfs. Une sueur froide m’inondait ; le cœur me chavirait dans la poitrine. Toutes les sortes de malédictions d’une âme à la torture, toutes les accusations dont elle peut charger le ciel, semblaient réunies, condensées, dans ce cri atroce, auquel s’en mêlait un autre plus intermittent, un cri bas, sonore, une sorte de grondement, de gargouillement, de ricanement guttural, qui lui faisait un accompagnement grotesque. Pendant trois ou quatre minutes, l’affreux duo se poursuivit, et tout le feuillage bruissait d’oiseaux en fuite. Brusquement, comme il avait


à destination du Sud-Amérique. À Manaos, au bord de l’Amazone, les trois hommes retrouvent d’une façon inattendue Challenger lui-même, qu’ils croyaient resté en Europe. Ils s’enfoncent avec lui en plein pays sauvage, après s’être adjoint un nègre, le gigantesque Zambo, deux métis, Gomez et Manoel, et un petit groupe d’Indiens. Quelques jours plus tard, ils parviennent « à la lisière de l’inconnu ». L’« inconnu », c’est un vaste plateau circonscrit par des falaises basaltiques, qui défient d’autant plus l’ascension que, verticales à leur base, elles sont en surplomb à leur partie supérieure. Les explorateurs, font de vains efforts pour trouver une brèche dans cette énorme muraille circulaire. Enfin, Challenger s’avise d’un moyen héroïque. En face de la falaise se dresse une aiguille rocheuse d’égale élévation, dont l’escalade est, sinon facile, du moins possible, et qui est surmontée d’un hêtre. Cet arbre, abattu, servira de pont. En effet, l’opération ayant réussi, les quatre Européens sont réunis sur le sol mystérieux du « Monde perdu ». Mais, presque aussitôt, une lâche trahison des métis leur enlève, pou-être pour jamais, l’espoir de fouler un jour une terre civilisée. Gomez, pour satisfaire une haine vouée depuis longtemps à John Roxton, a précipité dans l’abîme le pont improvisé. Les voyageurs sont prisonniers du « Monde perdu ». Remettant à plus tard le souci de s’en évader, ils dressent un campement et commencent dès le lendemain à explorer leur étrange domaine. Ils y font sans tarder de fantastiques découvertes. C’est d’abord une famille entière d’iguanodons, sorte de monstrueux kangourous qu’ils voient s’ébattre dans une clairière avec des grâces d’éléphants ; puis, au fond d’un creux de terrain, tout un peuple de ptérodactyles — corps de serpents aux ailes de chauves-souris — à l’attaque inopinée desquels ils n’échappent que par une fuite éperdue ; ce sont enfin les traces laissées dans leur camp, durant leur absence, par un mystérieux et inquiétant visiteur, qui a réduit en pièces leurs boîtes de conserve et leurs caisses de cartouches. Une fois passé le premier moment de surprise, Malone et John Roxton échangent leurs impressions sur les divers spectacles qui viennent d’être offerts à leurs yeux.