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regard, le pointer, le lancer enfin, au moment juste où l’on voit sa belle, pas une minute trop tôt ni trop tard, tout cela sont choses délicates et tellement difficiles qu’il n’est donné qu’aux natures exceptionnelles, aux seuls élus, de pouvoir les accomplir. Et tout observateur impartial est bien obligé de convenir que ces gens-là, — quels qu’ils puissent être d’ailleurs dans la vie commune, ignorants en apparence, grossiers, immoraux, que sais-je ! — sont marqués du sceau d’élection.

L’attaque des deux bataillons conduits par Bagration réussit, — cela devait être, — et dégage la retraite du flanc-droit[1].

Nous croyons superflu d’examiner les autres points de cette scène de carnage, mais nous ne saurions nous refuser le plaisir de signaler la maîtrise incomparable avec laquelle ils sont burinés. C’est d’abord l’excellent Touchine, figure timide, pas militaire, sans extérieur, et pourtant héroïque. Puis c’est la scène violente de « Bogdanytch » avec le fameux chef de régiment de la revue à Braunau, et l’impuissance de ce dernier à arrêter son régiment en déroute « malgré les intonations désespérées de cette voix naguère si formidable au soldat. » C’est l’exploit de Timokhine, de ce trembleur, de ce pochard de Timokhine qui, avec sa seule compagnie, rétablit le combat ; c’est l’impudence de Dolokhoff, qui se faufile auprès du chef de régiment avec les trophées pris à l’ennemi et qui, chemin faisant, s’approprie avec le reste ce qu’a fait Timokhine, c’est-à-dire d’avoir arrêté la compagnie quand tout le régiment se sauvait.

Le combat est terminé, la retraite est ordonnée sur tous les points.

« C’était, dans l’obscurité, comme un fleuve invisible dont les flots sombres coulaient dans la même direction, formés de bruits confus de pas, de voix humaines, de sabots de cheval, de roues. Sur cette note générale, tranchaient plus distinctement dans la nuit sombre, les gémissements et les appels des blessés. Leurs plaintes paraissaient remplir toute cette obscurité qui enveloppait les troupes et ne faire qu’un avec elle. »

  1. Il serait curieux de savoir à qui le prince André attribue le succès de l’attaque et qui, suivant lui, a fait ici l’attaque. Est-ce Bagration qui n’a pas tué un ennemi de ses propres mains ? Sont-ce les siens avec leurs balles et leurs baïonnettes ?