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Bagration va regarder chaque soldat dans les yeux. C’est sous une autre forme la répétition de son : « Vous n’allez pas flancher, vous là-bas. »

« Bagration passe devant les rangs qui ont défilé devant lui et descend de cheval. Il tend ses rênes à un cosaque, enlève sa bourka et la lui donne, secoue ses jambes pour les dégourdir et raffermit sa casquette sur sa tête. Au pied de la hauteur, les officiers en avant, apparaît la tête de la colonne française. »

Comment l’homme capable, dans une pareille minute, de faire tout cela avec calme, ne rendrait-il pas calmes à leur tour, n’importe quels soldats ? L’idée ne leur viendrait même pas qu’il y ait au monde une force capable de les briser et qu’ils ne soient pas capables eux-mêmes de briser… Le moment solennel est arrivé, celui précisément où le commandant en chef doit payer de sa personne. Élevé à l’école de Souvoroff, Bagration ne connaissait ni angles ni lignes, mais, en revanche, il connaissait ces moments-là.

« Avec Dieu ! » dit, pour toute harangue, Bagration d’une voix ferme et entendue de tous ; pour un instant il se tourna vers le front, puis, balançant légèrement les bras, avec l’allure un peu gauche d’un cavalier et un peu d’effort dans la marche, il partit en avant sur le sol inégal. Le prince André sentit qu’une force inconnue, mais irrésistible, l’entraînait en avant, en lui faisant éprouver un grand bonheur. »

Et certes, ce que le prince André éprouvait en ce moment, était ressenti également par le dernier soldat des bataillons conduits par Bagration. « C’est là ce qui gagne les batailles et les décide », répétons-nous après le maréchal de Saxe, et non ces dispositions pédantesques que Bagration avait complètement laissées de côté, au grand étonnement du prince André… Les gens étrangers à ce jeu terrible, où la mise est de plusieurs milliers de vies humaines, s’imaginent que dans un combat on ne tire que des balles, des boulets, de la mitraille. Ils ignorent que l’on y lance aussi de la mitraille vivante, c’est-à-dire des masses d’hommes, et que celui-là seul a le dessus qui possède le don intime de fondre une masse d’hommes en un seul tout et de les lancer sur le but sans plus de déviation qu’un projectile de métal. Bagration était passé maître dans ce genre de balistique. Grouper les parties du projectile, les cimenter en les enveloppant de son