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touzoff. Sa marotte est de rencontrer sur le champ de bataille son « Toulon », c’est-à-dire de jouer les Bonaparte. Mais, en attendant son Toulon, le prince André, à peine devenu aide de camp, s’assimile avec une facilité et une vitesse surprenantes les mœurs de l’antichambre des commandants en chef et pratique « la subordination qui n’est pas écrite dans le règlement » avec toute la virtuosité d’un Jerkoff.

En même temps, en homme convaincu de la haute supériorité de ses dons naturels, il considère comme tout à fait inutile pour lui ce long et pénible apprentissage qui seul permet de devenir un maître. Il n’a jamais vu la guerre de près et pourtant il y arrive avec des opinions arrêtées et toutes faites.

Bref il s’imagine, parce qu’il a lu, ou plutôt feuilleté sans comprendre grand-chose, une demi-douzaine d’élucubrations de Phull et congénères, que la guerre lui est devenue de tous points familière, et qu’en arrivant à la pratique il ne lui reste plus qu’à instruire les autres, mais qu’il n’a plus lui-même rien à apprendre.

Par un heureux concours de circonstances, il lui échoit une position enviable, comme poste d’observation, pour suivre pas à pas des élèves de l’école de Souvoroff tels que Koutouzoff et Bagration. Pouvait-il tomber mieux ? Va, regarde bien, mon garçon, réfléchis et opère dans tes idées théoriques les rectifications que te fournit le Livre suprême, celui de la Vie. Eh bien, non ! Doctrinaire incorrigible, le prince André ne peut admettre qu’il puisse se tromper. C’est la Vie qui ment.

Vous le voyez stupéfait du « non-agir » de Bagration, puis sur le point d’exposer son plan pour la bataille d’Austerlitz devant le conseil de guerre, auquel il assiste irrégulièrement par suite de ses rapports personnels avec Koutouzoff. Cependant les événements vont leur cours, démontrant toute l’inconsistance des opinions sur la guerre et des prétentions du prince André.

Rien de surprenant après cela, une fois convaincu par une amère expérience que ce n’est pas si facile de devenir d’un bond un Napoléon, qu’il commence à prêcher que Napoléon, c’est de la blague, et que l’affaire où ce dernier manifeste tant de génie, n’est aussi que de la blague.

C’était fatal : au point où le prince André était imbu de ses talents et de son infaillibilité, la constatation de l’inconsistance de sa théorie devait inévitablement l’amener à conclure que la