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guerre n’admet pas de théorie du tout. Chercher, tomber vingt fois et se relever vingt fois, en passant par toute la filière douloureuse des doutes et des désenchantements ; voilà qui n’était pas dans la nature du prince André, Sa conviction, Dieu sait pourquoi, c’est qu’il devait tout atteindre facilement, même la vérité. Ne disait-il pas de lui-même, bien qu’à propos d’autre chose, qu’il était incapable de pardonner. Comment aurait-il pu alors se réconcilier avec l’art de la guerre, après une aussi cruelle leçon ?

En somme on ne peut s’empêcher de le plaindre. Il est honnête dans une certaine mesure ; il a même, si vous voulez, des capacités et du caractère, mais au point de vue pratique c’est une nullité.

Il cherche partout sa vocation, mais ne la trouve nulle part ; nulle part il ne peut prendre racine. Bref, c’est un petit grand homme, capable de tout et propre à rien.

Il est vrai que son activité à Bukarest a été un reproche vivant pour Koutouzoff, et qu’il a introduit beaucoup d’innovations pratiques dans ses biens à la campagne ; du moins c’est l’auteur qui nous le raconte, mais aucune scène ne nous représente son héros dans ces deux circonstances. Et c’est là, suivant nous, l’indice d’un grand tact artistique de la part de l’auteur. Des scènes, où le prince André se serait montré homme d’action pratique et utile, auraient juré avec le portrait d’ensemble de son caractère ; l’auteur s’en est bien gardé.

Nous osons espérer que, dans cette caractéristique du prince André, nous ne lui avons rien ajouté de notre cru ; les faits sont empruntés à la création même de Tolstoï. Nous n’avons fait, pour notre part, que mettre en lumière certains côtés que l’auteur avait laissés dans l’ombre, par un sentiment de sympathie bien naturel pour son héros.

Après tout ce qui précède il est facile de comprendre pourquoi le prince André, après avoir échoué dans son affaire, persiste dans sa manière préconçue et inconsciente, c’est-à-dire parfaitement sincère, de ne la voir que sous une seule face. Il lui fallait : ou bien reconnaître la possibilité de l’art à la guerre, et par suite sa complète incompétence dans cet art, ou bien conserver sa foi dans ses hautes capacités, et alors nier la possibilité de l’art de la guerre et du génie guerrier. C’est cette seconde alternative qu’il devait indubitablement choisir.