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n’y a ni art ni génie de la guerre ? C est ce que confirme pleinement la suite de son monologue. Pour se persuader que la fâcheuse théorie de l’art de la guerre ne saurait exister, le prince André va jusqu’à s’appuyer entre autres sur ce que chacun des assistants apporte son plan particulier, alors qu’il ne s’agit que d’une seule et même affaire. Eh quoi ! cette vérité simple et tangible, que dans toute affaire pratique il y a des millions de chemins qui conduisent au but, était-elle donc inaccessible à son esprit ? Pouvait-il être assez aveugle pour ne pas comprendre que l’important ici c’est d’atteindre le but, et non de l’atteindre spécialement par tel ou tel moyen ? Est-ce que, même en mathématiques, une équation à plusieurs inconnues n’a pas un nombre infini de solutions ? Est-ce que les mathématiques donnent des règles pour mettre un problème en équation ? Et s’ensuit-il donc que la théorie des mathématiques n’a pas de valeur positive ?

Confondant les idées de science et de théorie, le prince André s’évertue à démontrer qu’il n’y a ni science ni théorie de la guerre, et, par suite (!), qu’il ne peut y avoir de génie de la guerre. Encore une conclusion qui ne prouve qu’une seule chose, c’est que le prince André était incapable de suivre un raisonnement et de ne pas faire des sauts de logique. D’abord « science » et « théorie » sont deux choses toutes différentes[1], car tout art peut et doit avoir nécessairement sa théorie, mais il serait absurde de vouloir en faire une science. En second lieu, plus une affaire est difficile, plus il est rare qu’il puisse se rencontrer des gens qui y soient passés maîtres, et plus aussi ces gens rentrent dans la catégorie de ces individualités exceptionnelles qu’on nomme des génies.

Examinons ces deux propositions.

Il ne viendra aujourd’hui à l’idée à personne de prétendre qu’il puisse y avoir une science de la guerre. Ce serait une absurdité du même genre qu’une science de la poésie, de la peinture et de la musique. Mais il ne s’ensuit nullement qu’il n’y ait pas une théorie de l’art de la guerre, tout comme il en existe une pour les arts libéraux et pacifiques. Ce n’est point cette théorie qui fait les Raphaël, les Beethoven, les Gœthe ; mais elle met à leur

  1. En ce sens que toute science est une théorie, mais que toute théorie ne peut pas être une science.