Page:Dragomirov - Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 37 —

disposition une technique sans laquelle il leur serait impossible de s’élever aux cimes qu’ils atteignent, La théorie de l’art de la guerre n’a pas la prétention de former des Napoléon, ni même des Timokhine ; mais elle procure la connaissance des propriétés des troupes et du terrain ; elle signale les modèles, les chefs-d’œuvre réalisés dans le domaine de la guerre et, par conséquent, elle aplanit les voies de ceux que la nature a doués de capacités militaires.

Assurément, la théorie doit reconnaître en toute sincérité son impuissance vis-à-vis du troisième et du plus terrible facteur à la guerre, — celui du hasard ; elle doit avouer honnêtement aussi son incapacité à fournir des recettes infaillibles pour l’exercice du commandement sur nos semblables. Donc, si elle a une importance qui n’est pas à dédaigner, elle ne permet pas en même temps à l’homme d’avoir la tranquillité de penser qu’il sait toute l’affaire, tandis qu’il n’en connaît qu’une partie[1]. Des recettes pour créer des chefs-d’œuvre comme Austerlitz, Friedland, Wagram, pour mener des campagnes comme celle de 1799 en Suisse, livrer des batailles comme Königgrätz, — voilà ce que la théorie de la guerre est incapable de donner. Mais elle présente ces modèles comme types d’étude, aux méditations des hommes de guerre, de même que le peintre, le musicien, le poète étudient chacun dans leur spécialité les chefs-d’œuvre de leur art, et cela non pas pour les imiter servilement, mais pour se pénétrer de leur esprit, pour s’en inspirer.

On objectera peut-être que cette manière de voir est toute moderne et, par suite, qu’elle était inaccessible au prince André. Pas du tout ! Cette manière de voir a constitué à toutes les époques l’apanage de tous les hommes qui ne se sont pas bornés à faire la guerre, mais qui l’ont aussi méditée.

Si la théorie s’est fourvoyée, c’est précisément parce que très peu de théoriciens avaient vu la guerre. Mais le prince André l’avait faite, lui, et, s’il était arrivé à des conclusions aussi étranges, cela ne pouvait provenir que d’une chose : c’est qu’il était trop superficiel pour juger sainement de la guerre. Pour en

  1. Comme c’était le cas pour ceux qui avaient appris les théories scientifiques de la guerre, en vogue à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci.