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Ainsi celui qui donne d’excellents tableaux donne aussi généralement de mauvais raisonnements abstraits. Mais l’anomalie ne s’arrête pas là. Les mauvais raisonnements finissent par influer sur le caractère artistique même des tableaux que l’auteur, peut-être inconsciemment, cherche à faire rentrer dans le cadre de ses considérations abstraites. Personne assurément ne mettra sur la même ligne, disons par exemple, le vertueux Mourasoff et le moral Kostanjoglo du même Gogol, que l’un quelconque des héros de la première partie des « Âmes mortes ».

C’est ce qui est arrivé à Tolstoï, quoique à un degré moindre, et Dieu veuille, certes, que cela n’aille jamais aussi loin[1]. Dans la quatrième partie de son ouvrage il détruit quelquefois l’harmonie artistique de l’œuvre pour confirmer ses vues sur l’histoire et sur la guerre. Son système, sous le rapport de l’histoire, peut se ramener à ce qui suit :

La guerre est un événement contraire à la raison humaine et à toute la nature de l’homme. Les causes de la guerre de 1812, invoquées par les historiens, ne tiennent pas debout. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes, de chrétiens, se soient entre-massacrés et martyrisés, parce que Napoléon était un ambitieux, qu’Alexandre montra de la fermeté, que la politique de l’Angleterre fut perfide et le duc d’Oldenbourg dépouillé. Il est impossible de comprendre quel lien il peut y avoir entre ces circonstances et le fait de meurtres, de violences, etc.

À cela nous répondrons d’abord que la guerre est une affaire contraire non pas à toute la nature humaine, mais seulement à un côté de cette nature, qui est l’instinct de conservation ; vous voyez la différence. Cet instinct joue dans l’homme assurément un rôle fort important, mais nullement exclusif. Car chez l’homme, chez le peuple qui se respectent, il est subordonné au sentiment de la dignité personnelle[2], dont les supports sont des propriétés de la nature humaine, tout comme l’instinct de con-

  1. C’est arrivé, malheureusement, comme tout le monde le sait. Tolstoï, dans ses dernières productions, s’évertue à prouver que l’homme normal n’est concevable que dans une union complète avec la nature et avec ses semblables ; en même temps il nie tout ce qui a été élaboré par l’humanité pour réaliser cette mission et prêche la plus pure anarchie. (N. du T.).
  2. Bien ou mal comprise, peu importe ; ceci est tout à fait en dehors de la question qui nous occupe ici.