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servation, mais qui lui sont directement contraires, savoir : le sentiment d’abnégation, la témérité, l’entêtement, etc. Dès qu’on tient compte de cela, l’unilatéralité de la proposition de Tolstoï se révèle d’elle-même. Tout ce qu’il avait le droit de dire, c’est que la guerre est contraire à l’instinct de conservation de l’homme, voilà tout ; mais nullement qu’elle est contraire à toute la nature de l’homme et en particulier à la raison.

Quelquefois la guerre est contraire à la raison, quelquefois elle ne l’est pas ; cela dépend pourquoi on la fait. La raison est une faculté maîtresse, et il est impossible de l’assujettir aux bornes minuscules et étroites d’une morale abécédaire.

En apparence (mais seulement en apparence), elle arrive, dans une seule et même affaire, tantôt à une solution positive, tantôt à une solution négative. C’est le propre de la raison humaine, et c’est en cela que réside sa supériorité sur celle des bêtes qui, dans n’importe quel cas particulier, conclut toujours de même. Le lièvre se sauve toujours ; le tigre, le lion ne cèdent jamais ; le mouton ne peut pas ruser ; le renard ne peut pas ne pas ruser. L’homme peut tout cela. Si l’on ne perd pas de vue ce point, il est étrange de dire que la guerre est une chose contraire à la nature humaine ; car, s’il en était ainsi, l’homme ne ferait jamais la guerre, tandis que toute son histoire est la preuve du contraire : non seulement il guerroie, mais souvent même il guerroie pour les motifs les plus absurdes[1]. On dira peut-être que l’abus même qu’on fait de la guerre est une preuve qu’elle est contre nature. Mais à ce compte-là il faudrait admettre aussi que tout ce qui existe est absurde et contre nature, car de quoi ne peut-on pas abuser en ce monde ? Qu’on se rappelle d’où est sortie l’inquisition ! Qu’on se rappelle que le feu chauffe, mais peut causer des incendies ; qu’on peut faire de l’argent bon ou mauvais emploi ! Et alors on n’osera plus objecter contre la guerre qu’elle est un acte contraire à la raison humaine et à toute la nature de l’homme. La guerre est un phénomène indépendant de la volonté des hommes. Pirogoff n’avait pas tort quand il l’appelait « une épidémie traumatique. »

  1. Du moins rationnellement. Chacun sait que ce n’est pas à la vérité elle-même que l’homme attache du prix, mais à ce qu’il prend à un moment donné pour la vérité.