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Bien étrange aussi cette assertion du prince André qu’il n’existe aucun lien entre les faits de meurtre et de violence d’une part, et l’ambition de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, etc. (voir plus haut) de l’autre. Comme si les premiers ne se rapportent pas aux secondes comme le moyen au but. Il faut être ou vouloir être aveugle pour ne pas voir ce lien. On ne peut dire qu’une chose, c’est que l’auteur arrive à le rejeter dans l’ombre, grâce à une habile antithèse entre les faits de meurtre et de violence d’un côté, et l’ambition de Napoléon, etc., de l’autre. Avec ces procédés-là, on peut tout mettre sous le boisseau ! Dans une autre sphère, par exemple, on peut poser la question suivante : « Qu’y a-t-il de commun entre l’abattage d’un bœuf et le besoin de l’homme d’assouvir sa faim ? Entre le sacrifice d’un certain nombre de francs et la nécessité de mettre son corps à l’abri des influences atmosphériques ? » Ces antithèses, et autres du même goût, peuvent seulement laisser percer le désir de ne point voir de lien entre deux idées, là où il en existe un ; mais elles sont incapables de rien prouver. L’empereur Alexandre, grâce à sa fermeté, se fixe comme but de ne point déposer les armes tant qu’il restera un seul ennemi sur le sol russe, et, comme on sait, il atteint ce but grâce à ce qu’il se décide à sacrifier des milliers d’existences et à compromettre temporairement la prospérité de plusieurs provinces. C’est, par rapport à l’organisme national tout entier, la même chose que ce que fait un homme individuellement, non seulement lorsqu’il lutte directement pour conserver sa vie, mais même pour ainsi dire à chaque pas. Si vous allez n’importe où, si vous faites un travail, si seulement vous pensez, cela a pour résultat immédiat de détruire une certaine quantité des particules de votre organisme. C’est une loi physiologique que tout le monde admet aujourd’hui. La même loi s’applique rigoureusement, et avec toutes ses conséquences, à ces grands organismes humains que l’on appelle des nations. Si une nation a besoin d’atteindre un but quelconque, important pour son existence, son développement, sa prospérité, elle doit sacrifier pour y parvenir une certaine quantité des particules matérielles et vivantes de son propre organisme. Si, entre ce sacrifice et le but en vue duquel elle le fait, il n’existe aucun lien, il faut admettre alors qu’il n’y en a pas non plus entre les sacrifices que fait l’individu et le but pour la réalisation duquel il y consent.