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Tolstoï, qu’il ait dû s’accomplir, seulement parce qu’il devait s’accomplir,

À notre avis, la plus médiocre explication des causes d’un événement donné est très supérieure à ce « devait », rien que parce qu’elle donne satisfaction à ce besoin inhérent à l’esprit humain de rechercher la Cause de tout ce qui se produit. Cette habitude importune est la meilleure preuve de ce qu’il est impossible de remplacer les causes par un « devait » inaccessible, qui n’explique rien et qui n’est qu’une négation de toute cause ; car, s’il n’y avait pas de principe de causalité dans les phénomènes et les événements, il ne pourrait pas y avoir non plus dans l’esprit humain cette tendance à la recherche des causes. À ce point de vue, l’explication de la foudre, par exemple, quand le peuple l’attribue à ce que le prophète Élie se promène dans le ciel, est, à notre avis, infiniment supérieure à dire que la foudre gronde, parce qu’elle doit gronder. Avec le temps, l’électricité remplacera le prophète Élie ; l’électricité elle-même rentrera un jour dans quelque chose de plus rationnel qui élargira nos vues sur les phénomènes de la nature. Mais avec des « doit » et des « devait », il n’y a rien à espérer jamais pour le développement de l’humanité : témoin les époques entières où tous les phénomènes possibles étaient rangés sous la tyrannie de ce fameux verbe « devoir » ou « falloir. »

Une fois dans cette voie, l’auteur, en vertu du trait distinctif de son talent, — c’est-à-dire de n’envisager que d’un seul point de vue ce qu’il peint, ce qu’il examine, — a poussé très loin. Il est allé jusqu’à se poser la question : « Quand une pomme est mûre et qu’elle tombe, pourquoi tombe-t-elle ? Tombe-t-elle parce qu’elle est attirée vers la terre, parce que sa tige se dessèche, parce que c’est le soleil qui l’a séchée, ou que le fruit est devenu plus lourd, que le vent l’a secoué, ou bien parce que le gamin qui est sous l’arbre a envie de la manger ? »

Il semble à Tolstoï que toutes ces causes se valent, en y comprenant la dernière. Pour notre part, nous tirons de cet exemple une conclusion toute différente : c’est qu’il est infiniment agréable de lire un auteur de talent qui, lorsqu’il s’engage dans une voie fausse, ne recule pas devant les conséquences et développé sa thèse jusqu’à ce que son erreur devienne claire pour tout le monde.