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bien-fondé de cette manière de voir, il faut avouer que cela n’introduira qu’un très léger changement dans le compte rendu de la bataille. Il suffira d’appeler l’affaire de Chévardino non plus un combat d’avant-postes, mais le premier jour de la bataille de Borodino.

Mais, tout en rendant justice au coup d’œil de l’auteur dans le cas que nous venons d’examiner, il est impossible de ne pas signaler que, même en cette circonstance, il produit à l’appui de sa thèse des arguments qui frappent par leur étrangeté et dénotent le dilettantisme le plus complet à propos de la guerre : « Et pourquoi l’a-t-on défendue (la redoute de Chévardino) le 24[1] jusque dans la nuit ? Pourquoi y a-t-on dépensé tant d’efforts et perdu 6,000 hommes ? Pour observer l’ennemi, il eût suffi d’une patrouille de cosaques. » Voilà un raisonnement qui montre absolument le danger qu’il y a à nier la théorie de la guerre sans savoir seulement en quoi elle consiste. Pour les dilettantes, une armée de 100,000 hommes n’est pas un gros animal qui s’étale sur des dizaines de kilomètres ; ils ont l’air de s’imaginer qu’on puisse la tenir concentrée sur un seul point. La théorie de la guerre, si limité que soit le champ de ses investigations, leur ferait comprendre pourtant qu’une armée de 100,000 hommes se couvre avec un rideau dont une patrouille de cosaques ne pourrait guère que trouer une maille ; qu’elle détache souvent, rien que pour donner le change, des dizaines de mille hommes ; que tout cela se répand sur des distances tellement étendues qu’il est absolument impossible de constater par la vue le nombre des troupes qu’on a en face de soi et qu’on en est réduit à présumer des forces de l’adversaire seulement par le degré de résistance qu’éprouvent les avant-postes.

Nous ne nous arrêterons pas sur les scènes de combat de la bataille de Borodino, car nous avons déjà exprimé notre opinion sur le talent magistral de l’auteur pour représenter des tableaux semblables, et nous passons immédiatement aux conceptions théoriques auxquelles il se livre à propos de cette bataille.

Celles-ci sont tellement étranges qu’on ne peut qu’être involontairement frappé d’étonnement en voyant un seul et même homme

  1. Date russe.