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peindre aussi excellemment les scènes de combat et expliquer aussi mal les phénomènes de la guerre et du combat.

À son avis, la bataille de Borodino n’avait aucune raison d’être, pas plus pour les Russes que pour les Français[1]. Suivant lui, le résultat le plus immédiat de cette bataille fut pour les Russes qu’elle accéléra la perte de Moscou, et pour les Français qu’elle accéléra la ruine de leur armée. Il y a pourtant une chose bien simple que l’auteur ne peut ignorer : c’est que personne ne peut deviner d’avance le résultat d’un combat, et que, si une armée se décide à livrer bataille et l’autre à l’accepter, c’est avant tout et surtout parce que les commandants en chef de ces deux armées ont des raisons pour compter sur la probabilité de la victoire plutôt que sur celle de la défaite. Quand une pareille conviction n’existe pas à la fois chez les deux adversaires, on ne livre pas bataille, on s’y dérobe. Mais l’auteur traite cette question comme un problème d’arithmétique et il aligne ses chiffres, non pas en partant des données que le commandant en chef peut avoir avant la bataille, mais au contraire en se basant sur celles qui ne se révèlent qu’après la bataille. Napoléon n’avait poussé aussi loin que parce qu’il comptait qu’en battant notre armée, il nous contraindrait à une paix avantageuse pour lui. Quant à nous, il nous était impossible, sans nous couvrir de honte à la face de toute la Russie, de laisser arriver Napoléon jusqu’à Moscou sans avoir essayé une seule fois les chances d’une bataille sérieuse. Il nous semble qu’il y avait là des motifs fondés des deux côtés pour risquer une affaire. Mais l’auteur ne le voit point, et il ne le voit pas parce qu’à n’importe quel prix il lui faut arriver à cette phrase que « Koutouzoff et Napoléon, en donnant et en acceptant la bataille de Borodino, ont agi sans raison et sans libre arbitre ». L’auteur ajoute ensuite, sans aucun lien concevable avec ce qui précède : « Les anciens nous ont laissé des types de poèmes héroïques où les héros absorbent tout l’intérêt de l’histoire, et

  1. Remarquons en passant qu’ici comme ailleurs, l’auteur a cru nécessaire de préparer le lecteur à ses raisonnements par la scène de la toilette de Napoléon qui se fait frotter d’eau de Cologne et auquel on présente le portrait du roi de Rome : tout cela n’est manifestement qu’une tentative détournée pour amoindrir la figure colossale du soldat de génie et pour prédisposer le lecteur à gober les raisonnements qui vont suivre.