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nous ne pouvons pas encore nous accoutumer à ce que l’histoire ainsi racontée n’ait plus de sens pour l’époque actuelle de l’humanité ».

De notre temps, il n’est venu à l’idée de personne de considérer Napoléon, encore bien moins Koutouzoff, comme des héros au sens antique du mot. Mais entre ne pas considérer comme des dieux ou des demi-dieux des hommes qui sortent réellement de l’ordinaire toutefois, et tâcher de prouver que leurs décisions ne sont ni libres ni raisonnables, il y a tout un abîme. Ce n’est pas en imaginant d’attribuer à Napoléon dans son armée un rôle tout aussi peu important que celui du dernier soldat ou voiturier, que l’histoire se rendra digne de l’époque actuelle de l’humanité, mais au contraire en montrant sous son vrai jour le rapport entre la force des masses et celle des personnalités qui les dirigent. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce que l’histoire était dans une fausse direction quand elle ne s’occupait que des têtes et négligeait le corps de la masse. C’était ne voir les choses que sous une seule face. Mais ce n’est pas une raison pour retomber dans le même défaut en se lançant dans une direction diamétralement opposée et de ne plus s’occuper que du corps de la masse en négligeant les têtes. Nous reconnaissons parfaitement que, pour arriver à la réalisation de certaines tendances chez un peuple, il faut parfois une période assez longue avant que ces tendances n’aient embrassé toute la masse, période pendant laquelle certaines individualités, qui courent trop en avant, périssent. Mais nous savons aussi que, pour la réalisation de ces tendances, il faut qu’il apparaisse un homme qui leur donne une forme sensible, qui les incarne, qui fixe leur but ; nous savons aussi qu’avant de pouvoir se répandre dans la masse, il y a des tendances qui doivent germer dans une seule tête.

L’auteur est bien forcé de reconnaître que s’il y avait eu, à la place de Napoléon, un Desaix, un Hoche, un Carnot, etc., la vie de la France, entre 1793 et 1815, ne se serait pas déroulée de point en point comme elle l’a fait sous Napoléon. Assurément il n’y a pas de faits pour le prouver, mais en revanche il existe une vérité, qui s’applique aussi bien au monde moral qu’au monde matériel, c’est que, si l’on vient à changer une composante quelconque, la résultante doit forcément changer de grandeur et de direction. Telle est, à notre avis, la loi qui régit le