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LE CAPITAINE DREYFUS

Est-il possible de s’élever au-dessus de pareilles préoccupations et de forcer son esprit à s’égarer sur d’autres sujets ? Je ne le crois pas, en tous cas je ne le puis. Quand on se trouve dans la situation la plus émouvante, la plus tragique qu’on puisse concevoir pour un homme dont l’honneur n’a jamais failli, rien ne peut détourner la pensée du sujet dominant qui la préoccupe.

Puis, quand je pense à toi, à nos chers enfants, mon chagrin est indicible, car le poids du crime qu’un misérable a commis pèse lourdement sur vous aussi. Il faut donc, pour nos enfants, que, quoiqu’il arrive, tu poursuives, sans trêve ni repos, l’œuvre que tu as entreprise et que tu fasses éclater mon innocence de telle sorte qu’il ne puisse subsister de doute dans l’esprit de personne.

Quelles que soient les personnes convaincues de mon innocence, dis-toi qu’elles ne changeront rien à notre situation. Nous nous sommes souvent payés de mots et nourris d’illusions ; rien ne peut nous sauver, si ce n’est ma réhabilitation.

Tu vois donc, ce que je ne puis cesser de te répéter, qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, non seulement pour moi, mais pour nos enfants. Pour moi, je n’accepterai jamais de vivre sans mon honneur ; dire qu’un innocent doit et peut toujours vivre, c’est un lieu commun d’une banalité désespérante.

J’ai pu le dire et le croire aussi ; aujourd’hui que j’en fais la triste expérience, je déclare que c’est impossible quand on a du cœur. La vie n’est admissible que lorsqu’on peut lever la tête partout et regarder tout le monde en face ; autrement, il n’y a qu’à mou-