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LETTRES D’UN INNOCENT
28 mars 1895.
Ma chère Lucie,

J’espérais recevoir ces jours-ci de tes nouvelles ; je n’ai encore rien reçu ; je t’ai déjà écrit deux lettres.

Je ne connais toujours que les quatre murs de ma chambre. Quant à ma santé, elle ne saurait être brillante. En dehors des misères physiques que j’ai supportées et dont je ne parle que pour mémoire, la cause en est surtout dans l’ébranlement de mon système nerveux, produit par cette suite ininterrompue de secousses morales.

Tu sais que les souffrances physiques, si douloureuses qu’elles soient parfois, ne sauraient m’arracher aucune plainte, et je regarderais froidement la mort venir, si mes tortures morales n’assombrissaient constamment mes pensées.

Mon esprit ne peut se dégager un seul instant de cet horrible drame dont je suis la victime, drame qui m’atteint non seulement dans ma vie — c’est le moindre de mes maux et mieux eût valu, certes, que le misérable qui a commis ce crime m’eût tué que de me frapper ainsi — mais dans mon honneur, dans celui de mes enfants, dans celui de vous tous.

Cette idée lancinante de mon honneur arraché ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Mes nuits, hélas ! tu peux t’imaginer ce qu’elles sont. Jadis ce n’étaient que des insomnies ; une grande partie maintenant se consume dans un tel état d’hallucination et de fièvre que je me demande chaque matin comment mon cerveau résiste encore ; c’est un de mes plus cruels supplices. Il faut y ajouter ces longues heures de la journée en tête à tête avec soi-même dans l’isolement le plus absolu.