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LETTRES D’UN INNOCENT
Le 26 octobre 1895.
Ma chère Lucie,

Je ne puis guère que te confirmer mes lettres du 3 et du 5 octobre, comme celle du 27 septembre.

Nous usons tous deux nos forces dans une attente, dans une situation aussi terrible qu’imméritée, et elles finiront par nous manquer, car tout a une limite. Or, il y a nos enfants, auxquels nous nous devons, auxquels il faut leur honneur avant tout. C’est pourquoi, vibrant de douleur, non seulement pour tout ce que nous souffrons tous deux depuis si longtemps, pour ce martyre effroyable de toute une famille, j’ai écrit à M. le Président de la République. Je t’ai écrit mes dernières lettres pour te dire qu’il fallait agir en allant droit au but, le front haut, en innocents qui ne demandent ni grâces ni faveurs, mais qui veulent la lumière, justice enfin. Si l’on peut fléchir sous certains malheurs, jamais on n’accepte le déshonneur quand on ne l’a pas mérité.

Notre supplice, qui n’est pas de notre époque, a assez duré, trop duré.

Donc, de l’énergie, ma chère Lucie, et une énergie active, agissante, qui doit triompher, car elle est appuyée sur le bon droit, car elle ne veut que la lumière, le grand jour, l’éclaircissement de cette affaire. Nous ne sommes pas en face d’un mystère insondable.

Comme je te l’ai dit, ce ne sont ni pleurs qui usent, ni paroles inutiles qu’il faut, ce sont des actes.

L’honneur d’un homme, de ses enfants, de deux familles, plane au-dessus de toutes les passions, de tous les intérêts. Agis donc, ma chère Lucie, avec l’âme héroïque d’une femme qui a une noble mission