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LE CAPITAINE DREYFUS

tu ? Il est impossible de se dégager entièrement de son moi, d’étouffer toujours les révoltes de son cœur, d’être toujours maître de ses nerfs malades. Mon seul moment de détente est quand je t’écris, et alors tout ce que j’ai contenu de douleurs pendant un long mois vient parfois sous ma plume…

Et puis, je ressens tellement, au plus profond de mon être, toute l’horreur d’une situation pareille, aussi bien pour toi que pour moi que pour tes chers parents, pour tous les nôtres enfin, que des éclats de colère, des frémissements d’indignation m’échappent malgré moi ; des cris d’impatience s’exhalent alors de voir enfin le terme de cet abominable supplice de tous. Je souffre de mon impuissance à alléger ton atroce douleur, de ne pouvoir que te soutenir de toute la puissance de mon affection, de toute l’ardeur de mon âme. Ah ! certes oui, chère Lucie, je sens bien l’atroce déchirement qui doit se faire en toi quand, à chaque courrier, après un long mois d’attente, de souffrances et d’angoisses, tu ne peux encore pas m’annoncer la découverte des coupables, le terme de nos tortures ! Et si alors je hurle, si je rugis parfois, si le sang bout dans mes veines, devant tant de douleurs, si longues, si imméritées, oh ! c’est autant pour toi que pour moi, car si ma douleur était seule, il y a beau temps que j’y eusse mis un terme, laissant à l’avenir le soin d’être notre juge suprême à tous.

C’est dans ta pensée, dans celle de nos chers enfants, dans ma volonté de te soutenir, de voir le jour où l’honneur nous sera rendu, que je puise toute ma force. Quand je chavire écrasé sous tout réuni, quand mon cerveau s’égare et que mon cœur n’en peut plus,