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LE CAPITAINE DREYFUS

émotion profonde, ne cherchant même pas à rassembler mes idées, m’en sentant même incapable, me disant avec effroi que je vais passer tout un mois n’ayant comme lecture que tes pauvres lignes, si courtes, où tu me parles des enfants, où tu ne me parles pas de toi, où je n’aurai rien enfin à lire de toi ; cependant, je vais tout de même essayer de me résumer. Mes souffrances sont grandes comme les tiennes, comme les nôtres ; les heures, les minutes sont atroces et resteront telles tant que la lumière pleine et entière ne sera pas faite. Aussi, comme je le disais, je suis convaincu qu’en agissant aussi toi-même, en parlant avec ton cœur, on mettra tout en œuvre pour raccourcir, si possible, le temps, car si le temps n’est rien, quant au but à atteindre et qui domine tout, il compte, hélas ! pour nous tous, car ce n’est pas vivre que d’endurer des souffrances pareilles.

Il faut cependant que je termine bien à regret cette lettre où je me sens si impuissant à mettre toute l’affection que j’ai pour toi, pour nos enfants, pour tous, ce que je souffre de nos atroces tortures, à te faire sentir enfin les sentiments qui sont dans mon âme : l’horreur de cette situation, de cette vie, horreur qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer, tout ce que le cerveau humain peut rêver de plus dramatique, et, d’autre part, mon devoir qui me commande impérieusement, pour toi et pour nos enfants, d’aller tant que je pourrai. Un mois maintenant avant de te lire, seule parole humaine qui me parvienne !

Enfin je vais finir ce bavardage qui calme un peu ma douleur, en te sentant près de moi dans ces lignes que tu liras, et te crier courage et encore du courage,