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LE CAPITAINE DREYFUS

ce lugubre drame, c’est qu’au-dessus de tout cela, il y a quelque chose de plus haut, de plus élevé. Ma lettre est comme un hurlement de douleur, car nous sommes comme de grands blessés dont les âmes sont tellement frappées par la douleur, dont les corps sont tellement exaspérés par une si longue souffrance, que la moindre chose suffit à faire déborder la coupe trop pleine, trop contenue.

Mais, chère Lucie, parler toujours de sa douleur ne lui est pas un remède et ne fait que l’exaspérer. Il faut voir les choses telles qu’elles sont et nous sommes tous horriblement malheureux.

Certes, le but domine tout, souffrances et vie, je te l’ai dit bien souvent, car il s’agit de l’honneur d’un nom, de la vie de nos enfants : ce but doit être poursuivi sans faiblesse, jusqu’à ce qu’il soit atteint. Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il vit des impressions de chaque jour, et chaque journée se compose de trop de minutes épouvantables, dans l’attente depuis si longtemps d’un meilleur lendemain.

Ce n’est ni avec des colères, ni avec des lamentations que vous hâterez le moment où la vérité sera découverte. Rassemble tout ton courage, et il doit être grand ; forte de ta conscience, du devoir à remplir, ne vois que le but, ne consulte que ton cœur d’épouse et de mère, horriblement mutilé, broyé, depuis de si longs mois.

Oh ! chère Lucie, écoute-moi bien, car moi j’ai tant souffert, j’ai supporté tant de choses, que la vie m’est profondément indifférente et je te parle comme de la tombe, du silence éternel qui vous place au-dessus de tout… Je te parle en père, au nom du devoir que tu as à remplir vis-à-vis de nos enfants.