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LETTRES D’UN INNOCENT
Le 21 janvier 1897.
Chère Lucie,

Je t’ai écrit longuement hier au soir ; je viens encore causer avec toi. Je me répète toujours, hélas ! je dis toujours les mêmes choses ; mais lorsqu’on souffre ainsi, sans répit, on a besoin de s’épancher malgré soi, dans une affection sûre. Et puis, cette tension du cerveau devient par trop excessive et aussi je me demande chaque jour comment j’y résiste. Quand je me relis, je constate combien je suis impuissant à rendre notre douleur commune, les sentiments aussi qui sont dans mon cœur. Et alors, parce que l’excès de la souffrance chez les âmes énergiques, loin de les abattre, les pousse aux résolutions énergiques, parce qu’on ne se laisse ni accabler, ni tuer par un destin aussi infâme quand on n’a rien fait pour le mériter ; c’est pour tout cela, chère Lucie, que je t’ai dit dans mes lettres, que je t’ai répété hier soir, de grouper autour de toi, autour de vous, tous les concours, toutes les bonnes volontés, pour arriver enfin à voir clair dans ce lugubre drame, dont nous souffrons si épouvantablement et depuis si longtemps. C’est là ce que je voudrais te répéter à tout instant, à toute heure du jour et de la nuit.

Dans une situation aussi lugubre, aussi tragique, que des êtres humains ne sauraient supporter indéfiniment, il faut s’élever au-dessus de toutes les petitesses de l’esprit, au-dessus de toutes les amertumes du cœur pour courir au but.

Je ne puis donc que te le répéter toujours, il faut faire appel à tous les dévouements et j’ai l’intime conviction que tu les trouveras, que l’on écoutera le cri d’appel d’un Français, d’un père qui ne demande