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LETTRES D’UN INNOCENT
23 décembre 1894.
Ma chérie,

Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais combien tu m’aimes ; ton cœur doit saigner. De mon côté, mon adorée, ma pensée a toujours été vers toi, nuit et jour.

Être innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamné pour le crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, quoi de plus épouvantable ! Il me semble parfois que je suis le jouet d’un horrible cauchemar.

C’est pour toi seule que j’ai résisté jusqu’aujourd’hui ; c’est pour toi seule, mon adorée, que j’ai supporté le long martyre. Mes forces me permettront-elles d’aller jusqu’au bout ? Je n’en sais rien. Il n’y a que toi qui puisses me donner du courage ; c’est dans ton amour que j’espère le puiser.

Parfois, j’espère aussi que Dieu, qui m’a cependant bien abandonné jusqu’à présent, finira par faire cesser ce martyre d’un innocent, qu’il fera qu’on découvre le vrai coupable. Mais pourrai-je résister jusque-là ?

J’ai signé mon pourvoi en révision.

Je n’ose te parler des enfants, leur souvenir m’arrache le cœur. Parle-m’en ; qu’ils soient ta consolation.

Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m’arrêtait, si la crainte d’augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.

Avoir entendu tout ce qu’on m’a dit, quand on sait en son âme et conscience n’avoir jamais failli, n’avoir même jamais commis la plus légère impru-