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LETTRES D’UN INNOCENT

besoin. Les émotions d’aujourd’hui m’ont brisé le cœur, ma cellule ne me procure aucune consolation.

Figure-toi une petite pièce toute nue, de 4 m. 20 peut-être, fermée par une lucarne grillée… un lit replié contre le mur, etc., non, je ne veux pas t’arracher le cœur, ma pauvre chérie.

Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j’ai souffert aujourd’hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses pérégrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi j’étais là… il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination ; mais, hélas, mes vêtements déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la vérité, des regards de mépris qu’on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j’étais là.

Ah ! hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or : « Cet homme est un homme d’honneur. » Mais comme je les comprends ! À leur place je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être traître… Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que ce traître, ce n’est pas moi !

Écrivez-moi vite tous, faites tout au monde pour que je vous voie bien vite, car mes forces m’abandonneront, et il me faut du soutien, fais enfin que nous soyons réunis le plus tôt possible et que je retrouve dans ton cœur les forces qui me sont nécessaires.

Je t’embrasse comme je t’aime,

(Samedi, après-midi).
Alfred.
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