Page:Dreyfus - Lettres d un innocent (1898).djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
55
LE CAPITAINE DREYFUS
Janvier 1895, samedi 6 heures.

Dans ma sombre cellule, dans les tortures de mon âme qui se refuse à comprendre pourquoi je souffre ainsi, pour quelle cause enfin Dieu me punit ainsi, c’est toujours vers toi qui, je reviens, ma chère femme, c’est vers toi qui, dans ces tristes et terribles circonstances, a été pour moi d’un dévouement sans bornes, d’une affection sans limites.

Tu as été et tu es sublime ; dans mes moments de faiblesse, j’ai honte de ne pas être à la hauteur de ton héroïsme. Mais ce chagrin finit par ronger les âmes les mieux trempées, le chagrin de voir tant d’efforts, tant d’années d’honneur, de dévouement à son pays, perdues par une machination qui procède bien plus du fantastique que du réel. À certains moments je ne puis y croire ; mais ces moments, hélas, sont rares ici, car soumis au régime cellulaire le plus strict, tout me ramène à la sombre réalité.

Continue à me soutenir de ton profond amour, ma chérie, aide-moi dans cette lutte épouvantable pour mon honneur, que je sente ta belle âme vibrer près de la mienne.

Quand pourrai-je te voir ?

J’ai cependant besoin d’affection et de consolation dans ma triste infortune.

Hélas, j’ai bien l’âme courageuse du soldat, je me demande si j’ai l’âme héroïque du martyr !

Mille bons baisers pour toi, pour nos chéris !

Que ces derniers soient ta consolation.

A. Dreyfus.

Écrivez-moi souvent et beaucoup. Songez-qu’ici je suis seul du matin au soir et du soir au matin ; pas une âme sympathique ne vient adoucir mon