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LE CAPITAINE DREYFUS

vantable de ce siècle. Avoir tout pour soi, bonheur, avenir, intérieur charmant, et puis tout à coup, se voir accusé et condamné pour un crime monstrueux !

Ah ! le monstre qui a jeté ainsi le déshonneur dans une famille aurait mieux fait de me tuer, au moins il n’y aurait que moi qui aurait souffert.

Vois-tu, ce qui me torture, c’est cette pensée du nom infâme qui est accolé à mon nom. Si je n’avais à supporter que des souffrances physiques, ce ne serait rien, les souffrances supportées pour une noble cause vous grandissent ; mais souffrir parce que je suis condamné pour un crime infâme, ah ! non, vois-tu, c’est de trop, même pour une énergie comme la mienne.

Ah pourquoi ne suis-je pas mort, je n’ai même pas le droit de déserter de mon plein gré la vie ; ce serait une lâcheté, je n’aurai le droit de mourir, de chercher l’oubli que lorsque j’aurai mon honneur.

L’autre jour, quand on m’insultait à la Rochelle, j’aurais voulu m’échapper des mains de mes gardiens et me présenter la poitrine découverte à ceux pour lesquels j’étais un juste objet d’indignation et leur dire : « Ne m’insultez pas, mon âme que vous ne pouvez pas connaître est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez, prenez mon corps, je vous le livre sans regrets. » Au moins alors, sous l’âpre morsure des souffrances physiques, quand j’aurais encore crié : « Vive la France ! » peut-être qu’alors eût-on cru à mon innocence !

Enfin, qu’est-ce que je demande nuit et jour ? Justice, justice ! Sommes-nous au XIXe siècle ou faut-il retourner de quelques siècles en arrière ? Est-il possible que l’innocence soit méconnue dans un