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LETTRES D’UN INNOCENT

Pourquoi ne sommes-nous pas tous morts avant cette tragique histoire ? Certes cela eût été préférable. Et aujourd’hui nous n’avons plus le droit de mourir ni les uns ni les autres, il faut que nous vivions pour laver notre nom de la souillure qui lui a été faite. Ma conviction est absolue ; je suis sûr que tôt ou tard la lumière jaillira, il est impossible à une époque comme la nôtre, que les recherches n’aboutissent pas à trouver le véritable coupable. Mais comment serai-je à ce moment là, moralement et physiquement ? Je crois que la vie n’aura plus alors aucun attrait pour moi, et si je m’y rattacherai encore, ce sera pour toi, ma bonne chérie, dont le dévouement a été héroïque dans ces horribles circonstances, et pour mes chers enfants dont je veux faire d’honnêtes gens.

Mais, quoi qu’il arrive, je suis sûr que l’histoire rétablira les choses à leur véritable point. Il se trouvera bien, dans notre beau pays de France, si prompt aux emballements, mais si généreux aux infortunes imméritées, un homme honnête et assez courageux pour chercher à découvrir la vérité.

Quant à moi, ma chérie, que te dire ? Que j’ai l’âme brisée ; on l’aurait à moins. Mais sois tranquille ; jusqu’à mon dernier souffle, je ne baisserai ni ne fléchirai la tête ; mon honneur vaut celui de qui que ce soit au monde. Faites comme moi et demandez justice. C’est la seule grâce que je sollicite ; je ne demande rien autre chose que la vérité, que toute la vérité.

Et cette vérité, si on veut bien la poursuivre, il est impossible qu’on ne l’ait pas, il est impossible qu’une pareille erreur ne se découvre pas.