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LE CAPITAINE DREYFUS

27 janvier. Remercie bien tous les membres de la famille de leur chaude affection dont je n’ai jamais douté. Je suis donc sans nouvelles de toi depuis plus de dix jours. Te dire mes tortures est impossible.

Puis, me trouver encore en face de soldats que j’étais si fier de commander hier, que je suis digne de commander encore aujourd’hui, et qui verront en moi le dernier des misérables — vois-tu, c’est épouvantable ! Mon cœur cesse de battre à cette seule pensée.

Mon histoire est trop horrible, ma tête n’en peut plus.

J’ai pu résister pendant assez longtemps parce que mon âme pure et honnête me disait que mon devoir était là, que mon innocence si complète et si absolue ne tarderait pas à éclater… ; mais cette avanie lente est tout ce qu’il y a de plus épouvantable.

J’eusse préféré le peloton d’exécution ; au moins, là, il n’y aurait pas eu de discussion possible et vous eussiez réhabilité ma mémoire.

Mais ne crains pas que je veuille attenter jamais à mes jours. Je t’ai promis de n’en rien faire et tu sais que je n’ai qu’une parole. Sois donc sans inquiétude aucune à ce sujet. Mais jusqu’où mes forces me mèneront-elles, jusqu’à quand mon cœur continuera-t-il de battre dans cette atmosphère de mépris, moi si fier de mon honneur sans tache, moi orgueilleux, voilà ce que je ne sais pas !

Ah ! s’il n’y avait eu que des tortures physiques à supporter, s’il n’y avait eu qu’à souffrir en attendant la vérité, j’aurais été de taille à le faire, à supporter le martyre épouvantable. Mais supporter le mépris… pendant si longtemps… c’est horrible !