Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vingt mille sabords ! hurla le tambour-maître, et tu ne l’as pas reconnu tout de suite !

Jean était devenu d’une pâleur de cire.

— Je n’ai pas osé seulement le regarder, balbutia-t-il ; et puis je ne l’avais jamais vu.

— Mais tu sais bien qu’il est maigre comme un clou ; très brun, des yeux noirs immenses ; des cheveux plats couleur de suie ; une mèche tombant sur le front, menton carré, teint mat, tout le monde sait ça depuis que le citoyen David l’a portraituré.

— Je le regarderai mieux en allant lui reporter son livre, ou plutôt, non, fit-il ; je n’oserai jamais le regarder.

— Il t’a dit de revenir ?

— Oui, après-demain.

— Alors tu vas l’approcher, lui parler, le toucher peut-être, fit Belle-Rose impressionné. Il a toutes les chances, ce Tapin ! conclut-il. Que tu es né coiffé, mon garçon !

Le lendemain, pendant toute la journée, Jean Cardignac dévora le précieux livre et tous ces récits d’actions héroïques l’enfiévrèrent d’autant plus qu’il se dit :

« C’est à cette source que puise ses modèles l’homme dont tout le monde parle en Europe. »

Longtemps avant l’heure, il était au rendez-vous, et quand le général en chef de l’armée d’Égypte arriva dans son uniforme très simple, avec son chapeau en bataille, ses mains derrière le dos dans l’attitude qui lui était familière, Jean fit le salut militaire aussi raide que s’il eût avalé un sabre de cavalerie.

— Ah ! je vois que tu me connais maintenant, fit Bonaparte en lui caressant le menton ; eh bien, mon livre t’a-t-il intéressé ?

— Oh, oui !

— Et quel est l’homme de Plutarque qui t’a le plus séduit ? voyons…

Jean réfléchit un instant.

— C’est Régulus, fit-il.

— Ah ! et pourquoi ?

— Parce qu’il lui a fallu un courage plus grand que celui qu’il faut sur les champs de bataille pour ne pas violer sa parole, et revenir à Carthage, sachant quels supplices l’y attendaient.