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L’ordre avait été donné en effet de gagner Châlons-sur-Marne à « marches forcées ». Par suite, on devait doubler l’étape, c’est-à-dire que, au lieu de parcourir la distance prévue en temps ordinaire pour une journée, il fallait accomplir — dans cette seule journée — la marche normale de deux jours pleins.

Ajoutez à cela que les routes d’alors étaient bien différentes des belles routes nationales que vous connaissez aujourd’hui. C’étaient des chemins pavés, rocailleux, bossués, où la marche — déjà fatigante sur un sol plat — devenait extrêmement pénible.

Ce jour-là, la 9e demi-brigade, dont beaucoup de soldats étaient pourtant chaussés de sabots, parcourut, sous un soleil cuisant, une distance d’un peu plus de dix lieues, sans laisser derrière elle un seul traînard.

C’est déjà bien dur quand on n’a rien à porter ; songez à ce qu’il faut d’énergie, lorsqu’on a sur le dos un sac pesant, sur l’épaule un lourd fusil, au flanc une giberne remplie de cartouches, un sabre, et quand, en outre, on est mal chaussé ! Mais une fièvre de patriotisme exaltait tous ces hommes. Ils allaient, énergiques et gais, s’entraînant les uns les autres, lançant, d’un bout à l’autre de la colonne, des plaisanteries, des lazzis qui provoquaient des rires sonores.

Ils marchaient même trop vite, ces soldats pour la plupart improvisés ; et du haut de son gros percheron, le colonel Bernadieu dut souvent modérer leur ardeur.

« Doucement ! Eh là ! Doucement, mes garçons ! disait-il. Vous n’arriverez jamais, si vous marchez si vite ! Pour arriver en bon état, il faut aller posément ! sans quoi, d’ici deux jours, la moitié de la 9e demi-brigade restera en arrière… Gare les écorchures aux pieds ! C’est malsain pour un fantassin ! C’est très beau d’avoir du cœur, mais il faut aussi des jambes !… Doucement ! »

Comme le jeune colonel se trouvait, dans l’ordre naturel de la marche, derrière les tambours, il observait particulièrement son petit protégé « Jean Tapin », et il fut satisfait de sa bonne contenance.

La mine sérieuse, comme il convient à un vrai militaire, le gamin allongeait ses petites jambes et tenait à honneur de ne pas rester en arrière.

« Dis donc, Dorval ! il est solide ce petit homme-là, fit le colonel Bernadieu en s’adressant à un vieil officier à moustaches grises, un commandant qui l’accompagnait et qui, juché sur un haut cheval à longs poils roux, maigre, efflanqué, semblait monté sur une grande chèvre.