Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/432

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mètres qui le séparaient des siens. Il savait par Grimbalet que sa femme et ses enfants s’étaient installés avec Jacques Bailly dans la maison de la rue de la Hûchette, et telle était maintenant sa hâte de les revoir qu’il traversa comme dans un rêve les cantonnements de Charenton et de Vincennes remplis de Russes et d’Autrichiens.

Nulle part, d’ailleurs, il ne fut inquiété, car la guerre était finie et le canon s’était tu.

Les débris de la vieille armée impériale, obéissant au dernier vœu du Maître, regardaient tristement s’établir un nouvel ordre de choses et la population lasse de guerre et saturée de gloire voyait passer, indifférente, le défilé de ses nouveaux maîtres.

Les faubourgs de Paris fourmillaient de Cosaques, et dans la rue Saint-Antoine (qu’il avait traversée jadis avec les vaillants défenseurs de Mayence, au milieu de l’enthousiasme des Parisiens) des officiers étrangers — avec un air insolent — battaient le pavé de leurs sabres.

Jean Cardignac passa sans les voir, un sourire heureux sur les lèvres, à la pensée du bonheur qu’il allait retrouver.

Brisé par tant d’émotions et comprimant les mouvements désordonnés de son cœur, il s’arrêta un instant devant la porte close de la maison de la rue de la Huchette, comme il avait fait douze ans auparavant, en revenant de sa première captivité.

C’était de là qu’il était parti, tout enfant, à la conquête de la gloire. Il y revenait, riche de gloire en effet, mais à quel prix l’avait-il achetée ?

Il se vit reflété dans une des vitres de la devanture et fut effrayé lui-même des changements qu’avaient amenés dans sa physionomie ce contact incessant du danger, cette continuité de fatigues physiques et morales.

Son visage amaigri reflétait la souffrance et il semblait avoir rapporté de la lugubre campagne de Russie quelques flocons de cette neige qui avait englouti l’armée, car si sa moustache était restée noire, ses cheveux étaient devenus presque blancs.

Et il n’avait que trente-quatre ans !

Oui, il l’avait payée bien cher cette gloire ; mais aussi comme il se sentait grandi, et quel regard de fierté il pouvait jeter sur son passé sans tache, ce passé qui était son œuvre si laborieusement édifiée.

Et dans ce moment rapide où, revenant aux lieux d’où il était parti, il