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et le 24 mars, il prenait passage à bord du Dolphin, brick anglais chargé de machines agricoles à destination du Cap.

Je ne vous parlerai pas, mes enfants, de cette longue traversée et des idées lugubres qui hantèrent, pendant ces jours monotones, le cœur du vieil officier : le 2 avril, le Dolphin relâchait à Madère, et y séjournait trois jours ; le 11, il franchissait les tropiques, et le 7 mai, il passait l’Équateur.

Vous avez certainement entendu parler des plaisanteries qui accompagnent ce que l’on appelle le passage de la ligne : les marins et les passagers qui franchissent pour la première fois cette circonférence virtuelle, qui limite le grand cercle perpendiculaire à la ligne des pôles, sont, qu’ils le veuillent ou non, plongés dans un bain froid ou inondés d’eau par les pompes d’arrosage.

Mais déjà le colonel Cardignac était connu à bord : son regard impérieux, sa rosette rouge, son silence plein de dignité ôtèrent aux marins anglais toute idée de plaisanter à son sujet, et, comme Napoléon lui-même l’avait fait vingt-cinq ans auparavant, il se délivra de ce baptême obligatoire par le don de quelques louis à l’ordinaire de l’équipage.

Dans l’état actuel de l’art nautique, il fallait, après avoir longé la côte d’Afrique, se laisser porter par les vents alizés jusque dans le voisinage des côtes américaines, puis, des rivages du Brésil, remonter sur Sainte-Hélène, avec le vent d’Ouest.

Mais les semaines de navigation succédèrent aux semaines ; une tempête obligea le Dolphin à relâcher à Rio-de-Janeiro ; de là, il dut longer les côtes de l’Amérique du Sud, et décrivant finalement un vaste cercle autour de Sainte-Hélène, il arriva au Cap le 16 juillet, ayant manqué l’île à l’aller.

Le colonel séjourna près de deux mois dans cette colonie anglaise, rongeant son frein, sombre et taciturne ; enfin il reprit passage sur le même bâtiment, le 12 septembre, et, après quatre autres semaines d’une navigation souvent contrariée par des calmes plats, il aperçut enfin un soir, au coucher du soleil, une tache sombre et vaporeuse émergeant des flots.

Au même moment, le matelot de vigie cria : Terre, et le colonel Cardignac sentit son cœur battre à coups précipités.

La masse noirâtre entrevue se précisa : c’était le pic de Diane qui domine l’île de Sainte-Hélène.

Cette nuit-là, Jean Cardignac la passa accoudé sur le bastingage.