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l’artillerie à cheval, conduite par le général Thiry lui-même, se mit en batterie et donna de ses vingt-quatre pièces ; le vent monta, venant de la mer, ramassa les lourds nuages de fumée, les roula comme une sorte de toile de théâtre et le décor de l’assaut final apparut tout entier.

Ah ! le beau, le réconfortant spectacle !

La division Bosquet, suivie des turcos et des trois autres divisions françaises, de front, s’avançait maintenant d’une poussée irrésistible vers la Tour du Télégraphe. Les musiques jouaient, les tambours battaient, et les baïonnettes étincelaient au soleil.

Les régiments de Moscou et de Minsk faisaient une résistance désespérée ; mitraillés de toutes parts, ils refusaient de céder le terrain ; tous leurs officiers, sauf quelques-uns, étaient hors de combat et c’est dans cette dernière phase de la bataille que se place l’anecdote racontée par le général Bosquet lui-même :

« Je vis, dit-il, un grand officier russe qui, avec une énergie surprenante, ramenait ses hommes au combat ; dix fois, il les entraîna derrière lui, leur parlant, les objurgant, offrant sa poitrine aux balles… Il fut touché, tomba sur les genoux et continua de commander… Ah ! le brave officier ! « le brave homme !… j’aurais voulu l’embrasser ! »

Le courage des Russes est légendaire, mais dans cette journée, il avait été au-dessus de tout éloge ! à notre gauche, ils avaient bousculé une deuxième fois les Anglais, et nos alliés avaient dû dégringoler en toute hâte, sous leurs farouches hurrahs, les pentes qui descendaient à l’Alma. Sans la réserve d’artillerie française qui vint prendre les Russes d’enfilade, il n’est pas certain qu’ils eussent pu les remonter.

Mais la tactique des Russes était surannée : elle n’était pas à la hauteur des progrès de l’armement qui déjà exigeait le combat en ordre dispersé.

C’était celle que Souvarof, l’adversaire de Lecourbe, avait léguée à Kutusof, qui fut — avec le froid — le vainqueur de Napoléon.

Ils ne connaissaient que le combat par masse, et les formations invariables où chaque soldat tient sa place, encastré dans le rang ; leurs mouvements étaient lourds, et, ce jour-là surtout, ils avaient voulu appliquer de nouvelles prescriptions de manœuvres, ordonnées par l’empereur Nicolas.

Or, ce n’est pas sur les champs de bataille qu’on fait ces expériences-là et il n’en était résulté que confusion dans leurs lignes.