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Versailles, et on le voyait s’arrêter de longues heures sur la place d’armes, inspectant silencieusement les mouvements ou causant avec des officiers, ses anciens camarades, restés dans l’armée.

Il avait eu un duel retentissant avec un jeune noble, fils d’émigré, capitaine aux Gardes du corps, qui l’avait toisé dédaigneusement en passant… Ç’avait été un de ces duels qui ne pardonnent pas ; car, après trois passes au pistolet sans résultat, le colonel Cardignac avait, dans une reprise à l’épée, laissé sur le terrain son adversaire, mortellement touché.

Tel était cet homme, survivant des luttes épiques de l’Épopée impériale !

Pour lui, la France seule existait ; son maître était toujours celui qui se mourait à Sainte-Hélène ; et, avec ce souvenir, le colonel Cardignac n’avait plus qu’un culte, celui de l’armée, qui est la plus puissante incarnation de la France,

Après la mort de Napoléon, ce culte du colonel pour l’armée s’accentua encore, en souvenir de Lui. N’était-elle pas son œuvre, au grand homme ? N’étaient-ce pas ses leçons, son génie, qui l’avaient pour toujours imprégnée ?

Une seule chose provoquait chez le colonel une rage sourde : c’était la vue du drapeau blanc, substitué aux trois couleurs de Valmy, de Marengo, d’Iéna ! Le vieil officier ressentait un crève-cœur à le voir se déployer au vent.

Néanmoins il le respectait, ce drapeau, parce que pour lui c’était — quand même — le symbole de l’honneur militaire ; et, quand il le voyait passer, il se découvrait aussi respectueusement qu’il l’avait fait jadis devant le drapeau d’Austerlitz et de Waterloo.

Tel était le père de Henri et de Jean Cardignac, les deux jumeaux nés en 1807, au bruit du canon de Friedland, qui venaient de sortir, l’un de Saint-Cyr dans la cavalerie, l’autre de Polytechnique, comme sous-lieutenant d’artillerie, lorsque la flotte de blocus avait été envoyée devant Alger.

Or, le 5 février 1830 au matin, le jour même où le vice-amiral Duperré était officiellement chargé par Charles x d’organiser la flotte destinée à transporter le corps expéditionnaire d’Algérie, le colonel Cardignac aperçut, de sa fenêtre, son fils Henri, sous-lieutenant au 5e chasseurs à cheval, en garnison à Saint-Germain, qui, arrêtant son cheval devant le perron, sauta lestement à terre, jeta les rênes à son ordonnance et pénétra dans la maison.