Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/215

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prière, était venu vingt-quatre heures au Havre. Les deux amis allaient en effet rejoindre deux garnisons très éloignées l’une de l’autre, et quand se reverraient-ils ?

Andrit portait avec crânerie la tunique du légionnaire, au galon double trèfle montant très haut, et le pantalon rouge aux larges plis appelé « flottard », commun à toutes les troupes d’Afrique.

Madame Cardignac ne savait, de la légion étrangère, qu’une chose : c’est que ce corps, toujours stationné en Algérie, était composé, comme son nom l’indique d’ailleurs, d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols et en général de déserteurs et d’aventuriers de toutes les nations. Son étonnement avait donc été grand en voyant le petit Andrit, avec son apparence juvénile et son sourire qui semblait exclure la sévérité, faire choix d’un régiment où il aurait sous ses ordres des gens sans aveu, des forbans de toutes races, des hommes faits, dont le passé était une énigme et le présent une rancune contre toute autorité.

Elle ne put s’empêcher de le lui manifester, lorsque, le soir, tous trois — car Zahner était arrivé de Paris le matin même — accompagnèrent, au rapide de Marseille, le petit sous-lieutenant de la légion.

— Quel étrange régiment, dit-elle, et comment si jeune, osez-vous vous aventurer au milieu de ces cerveaux brûlés ?

— Oh ! s’écria Zahner, vous ne connaissez pas Andrit, madame ; il est plus vieux que son âge : il fallait le voir à Saint-Cyr, comme sergent-major, faisant marcher la compagnie : il se fera obéir à Bel-Abbès, j’en suis sûr, et d’ailleurs, avec les légionnaires, ce n’est pas la force brutale et le régime des punitions qui « prennent » le mieux. Je connais Andrit, il saura se faire comprendre d’eux, sans crier, sans punir, par des moyens à lui.

Et puis, depuis 1870, savez-vous, Madame, que la légion possède un noyau de soldats qu’elle n’avait pas avant ; un noyau de soldats incomparables ?

— Lesquels donc ?

— Les Alsaciens-Lorrains. Ceux de mes frères annexés qui ne veulent pas coiffer le casque à pointe et n’ont trouvé que ce moyen de servir leur ancienne patrie, vont là.

— C’est vrai ; ceux-là au moins ont les sentiments et les idées de tout le monde ; mais les autres ?